[note de lecture] Bernard Noël, "Vies d'un immortel", par Cyril Anton

Par Florence Trocmé

Il y a peu de temps, j'ai tenu un livre si émouvant et si fort que mes mains et mon corps même s'en sont trouvés questionnés au fil de sa lecture. Pour cela, excusez-moi si je réponds à ce livre en usant d'un "je" aussi pulvérisé que peut l'être l'instance narratrice qui déroule ces « Vies d'un Immortel » dans un va-et-vient temporel invitant à la lecture d'un dialogue imaginaire transmué en un monologue infini : le "je" et "l'autre" en une même personne : "Nous".
Nous, pour toujours voués au même destin tragique, le nôtre, le leur, signé Bernard Noël en personne : un "Je" convoqué par la guerre et présent dans le livre renvoyé en un écho lugubre qui n'en finira jamais de se multiplier en voix : le « Je » des lecteurs de cet ouvrage ou de ceux qui auraient pu l’être.
Je me trouve donc en guerre, dans celle de 1916 ou dans celle d'un Moyen-âge central, à la fois amoureux d'une jeune femme prénommée Aube (cette lumière qui tourne l'eau des jours) mais aussi d'Odette (riche en son revers sémantique d'une marque proustienne) et, me lançant à la recherche de mon amour, je passe d'une guerre à l'autre aux côtés de celle qui n'est ni jamais tout à fait la même ni tout à fait une autre. Mais si l'amour est aujourd'hui une des rares subversions, s’il me fait échapper au temps et à une fin inéluctable, je n’en deviens pas moins ipso facto soldat immortel emprisonné dans une temporalité mouvante qui m'oblige à revivre une guerre permanente.  
« Vies d'un Immortel » est un ouvrage atypique dans la bibliographie imposante de Bernard Noël mais intensifie en basse continue ce qui fait toute la spécificité des thèmes noëliens. 
Le regard tout d’abord, car si l'amour ici est l'axe autour duquel s'articulent ces fractures spatio-temporelles, c'est lorsque je plonge mon regard dans celui de mon aimée que celle-ci, échappant à une dernière embardée, me prend par la main et m'emmène dans sa fuite ininterrompue : 
Un instant je crains pour mon amour, et le temps glisse encore et disparaissent les écus, les hauberts, les gonfanons au profit d’un convoi de camions que j’essaie de doubler dans la côte de Festieux, tandis que les bras de la belle Aube serrent ma taille. La moto fit une embardée : le soleil brûle mes yeux et forme un piège inattendu, qui se combine avec un amas de gravillons, et c’est l’arrachement, l’envol, le noir. 
Emprise du temps, réversibilité du regard, épanadiplose, nous retrouvons ce passage trente pages plus loin à la presque fin du livre, en son parfait contraire temporel et narratif. Ici la guerre livre un cauchemar sans fin : 
Après le tournant de Festieux, je relance la vitesse pour attaquer la montée, mais un convoi de camions militaires est là, qui va m’obliger à freiner : je déboîte, je commence à doubler, et le soleil soudain reflété brûle mes yeux et forme un piège inattendu, qui se combine avec un amas de gravillons – c’est l’arrachement, l’envol, le noir. Le soleil s’est arrêté dans les yeux retournés vers le fond de l’orbite, et le temps, bien sûr, fait de même pendant qu’on me lave le corps de piment et de vin. 
 
Version distordue d’un Eurydice et d’une Orphée modernes, le regard de l'Un dans l'Autre me sauve de la fatalité et ne me confronte pas à la réalité, ne m’y dévisage pas en un teint de cire mais m'entraîne dans une course folle, celle après l'amour et après moi-même, car ici, « je » renvoie à un autre « je » et à un "Autre" dans un écho qui forme la ritournelle pauvre de nos vies. Si le corps est ici l’Incipit de nos vies, l’amour en est l’Excipit désespéré.  
Tel ce regard c’est aussi le corps ici qui est un des thèmes qui revient le plus souvent, corps faisant l’amour, corps salvateur, corps restituant par le verbe l’expérience d’être : 
Savez-vous ce qui arrive si l’on réussit à effectuer cet exact placement de soi selon la perspective qui oriente notre mémoire ? A l’instant même, oui, à l’instant, on entre dans le présent perpétuel
La guerre également sourd des expériences ultérieures de Bernard Noël, n’oublions pas que sa deuxième entrée en écriture après Extraits du Corps fut ce « Dictionnaire de la Commune », n’oublions pas que la guerre d’Algérie fut constitutive de son œuvre. 
Écrit en narration simultanée, au présent, seuls le vocabulaire, les dates et les prénoms précisent que je change d'époque. Ici se mêlent les explosions aux épieux, les hauberts aux casques. D'une guerre à une autre « Je » semble ici être prononcé par des millions de bouches. Je pense alors à cette phrase de Paul Auster : "Quand j'écris, je suis tout à fait perdu et je ne sais pas d'où viennent ces histoires." (1) 
Le texte file à vive allure ponctué parfois sur une double page par les illustrations de Benjamin Monti qui aident par des détails de scène à reprendre souffle, Ses dessins font ici penser à des gravures, à Doré ou à Daumier, mais lorsque Monti zoome et infléchit ainsi lui aussi le cours du temps sur les détails nous avons affaire avec un trait proche de Gourmelin ou contemporain des toutes premières œuvres de Bilal ou de la représentation du corps chez Crumb ou Tardi. 
Très surprenant, le registre employé ici se situe clairement du côté du fantastique, tout comme purent l'être certaines œuvres de Tabucchi (« Le Requiem »), les livres de Lobo Antunes où les identités se confondent parfois dans une même phrase, ou comme dans « Le Temps Mort » de René Belletto qui a été republié justement chez POL en 2006, ou encore avec Borges et sa vision d’un temps circulaire dont les thèmes oeuvrent en voisinage avec ceux de Bernard Noël. A chaque fois unique la fin du monde disait Derrida, Blanchot également répétait sa mort à l’infini dans « L’instant de ma Mort ». Ce n'est pas un fantastique qui use de la métaphore ou de la métonymie, tout est ici plus clair, tout se situe du côté du regard et fait penser au « Roman d’un être » où l’éclaircissement progressif du tableau d’Opalka rejoignait le blanc ou le chaos total ; ou bien encore au projet de Bernard Noël, Chemin d’Encre, dont l’écriture s’étirerait jusqu’à la fin de sa vie pour lui donner parole. Je ne peux pas non plus m’empêcher de penser à « An 1000 an 2000, sur les traces de nos peurs » (2) de Georges Duby où l’historien fait entrer en résonance les solitudes, les angoisses de l’homme à travers les siècles, rapprochant par exemple la peste et le sida, la peur de la sorcière et la peur de l’étranger. 
 « Vies d’un Immortel » nous place face à un « Je-Miroir » qui tient le lecteur tout entier. Bernard Noël n'a pas écrit ce livre, nous l'avons écrit et continuerons à le faire indéfiniment, malgré nous.  
L’emploi du « Je », j’y reviens, est ici très étonnant chez Bernard Noël qui ne l’emploie que de façon parcimonieuse pour répondre de quelque chose ou s’engager politiquement (3). Ainsi cette première personne changeante est à la fois résistante et engagée : puisqu’il n’a pas de fin ni de nom ce « je » est un appel à la résistance de notre être propre. 
Voilà pourquoi « j’ai » lu ce livre me questionnant sans cesse, car si c’est grâce aux morts que nous tenons debout, portant leurs voix dans notre bouche, vivant de ces périls même qui les emporta, j’aimerais un jour le lâcher sans qu’il reste à mes doigts collé avant et après son exécution, j’aurais aimé qu’il n’existe pas, j’aurais aimé na pas y être inclus, j’aurais aimé ne pas écrire une note dessus, j’aurais aimé écrire un article plus libre. 
J’écoute moi aussi, et il me vient ces mots qu’on lira un jour chez un autre : Tout ceci n’était que l’enfer qui danse devant son miroir… 
 
[Cyril Anton] 
 
« Vies d’un Immortel ». Bernard Noël. Ed. du Chemin de Fer. 46 pages. 14€ 
(1) Entretien publié dans Le Monde, 26 juillet 1991. 
(2) Réed. 1995. Textuel. 
(3) Retenons par exemple les « Sonnets de la Mort » (Ed. Fissile)