Il y a peu de temps, j'ai tenu un livre si émouvant et si
fort que mes mains et mon corps même s'en sont trouvés questionnés au fil de sa
lecture. Pour cela, excusez-moi si je réponds à ce livre en usant d'un
"je" aussi pulvérisé que peut l'être l'instance narratrice qui
déroule ces « Vies d'un Immortel » dans un va-et-vient temporel
invitant à la lecture d'un dialogue imaginaire transmué en un monologue infini
: le "je" et "l'autre" en une même personne :
"Nous".
Nous, pour toujours voués au même destin tragique, le nôtre, le leur, signé
Bernard Noël en personne : un "Je" convoqué par la guerre
et présent dans le livre renvoyé en un écho lugubre qui n'en finira jamais de
se multiplier en voix : le « Je » des lecteurs de cet ouvrage ou de
ceux qui auraient pu l’être.
Je me trouve donc en guerre, dans celle de 1916 ou dans celle d'un Moyen-âge
central, à la fois amoureux d'une jeune femme prénommée Aube (cette lumière qui
tourne l'eau des jours) mais aussi d'Odette (riche en son revers sémantique
d'une marque proustienne) et, me lançant à la recherche de mon amour, je passe
d'une guerre à l'autre aux côtés de celle qui n'est ni jamais tout à fait la
même ni tout à fait une autre. Mais si l'amour est aujourd'hui une des rares
subversions, s’il me fait échapper au temps et à une fin inéluctable, je n’en
deviens pas moins ipso facto soldat immortel emprisonné dans une
temporalité mouvante qui m'oblige à revivre une guerre permanente.
« Vies d'un Immortel » est un ouvrage atypique dans la bibliographie
imposante de Bernard Noël mais intensifie en basse continue ce qui fait toute
la spécificité des thèmes noëliens.
Le regard tout d’abord, car si l'amour ici est l'axe autour duquel s'articulent
ces fractures spatio-temporelles, c'est lorsque je plonge mon regard dans celui
de mon aimée que celle-ci, échappant à une dernière embardée, me prend par la
main et m'emmène dans sa fuite ininterrompue :
Un instant je crains pour mon amour, et le temps glisse encore et disparaissent
les écus, les hauberts, les gonfanons au profit d’un convoi de camions que
j’essaie de doubler dans la côte de Festieux, tandis que les bras de la belle
Aube serrent ma taille. La moto fit une embardée : le soleil brûle mes
yeux et forme un piège inattendu, qui se combine avec un amas de gravillons, et
c’est l’arrachement, l’envol, le noir.
Emprise du temps, réversibilité du regard, épanadiplose, nous retrouvons ce
passage trente pages plus loin à la presque fin du livre, en son parfait
contraire temporel et narratif. Ici la guerre livre un cauchemar sans
fin :
Après le tournant de Festieux, je relance la vitesse pour attaquer la
montée, mais un convoi de camions militaires est là, qui va m’obliger à
freiner : je déboîte, je commence à doubler, et le soleil soudain reflété
brûle mes yeux et forme un piège inattendu, qui se combine avec un amas de
gravillons – c’est l’arrachement, l’envol, le noir. Le soleil s’est arrêté dans
les yeux retournés vers le fond de l’orbite, et le temps, bien sûr, fait de
même pendant qu’on me lave le corps de piment et de vin.
Version distordue d’un Eurydice et d’une Orphée modernes, le regard de l'Un
dans l'Autre me sauve de la fatalité et ne me confronte pas à la réalité, ne m’y
dévisage pas en un teint de cire mais m'entraîne dans une course folle, celle
après l'amour et après moi-même, car ici, « je » renvoie à un autre
« je » et à un "Autre" dans un écho qui forme la
ritournelle pauvre de nos vies. Si le corps est ici l’Incipit de nos
vies, l’amour en est l’Excipit désespéré.
Tel ce regard c’est aussi le corps ici qui est un des thèmes qui revient
le plus souvent, corps faisant l’amour, corps salvateur, corps restituant par
le verbe l’expérience d’être :
Savez-vous ce qui arrive si l’on réussit à effectuer cet exact placement de
soi selon la perspective qui oriente notre mémoire ? A l’instant même,
oui, à l’instant, on entre dans le présent perpétuel.
La guerre également sourd des expériences ultérieures de Bernard Noël,
n’oublions pas que sa deuxième entrée en écriture après Extraits du Corps
fut ce « Dictionnaire de la Commune », n’oublions pas que la guerre
d’Algérie fut constitutive de son œuvre.
Écrit en narration simultanée, au présent, seuls le vocabulaire, les dates et
les prénoms précisent que je change d'époque. Ici se mêlent les explosions aux
épieux, les hauberts aux casques. D'une guerre à une autre « Je »
semble ici être prononcé par des millions de bouches. Je pense alors à cette
phrase de Paul Auster : "Quand j'écris, je suis tout à fait perdu et je ne
sais pas d'où viennent ces histoires." (1)
Le texte file à vive allure ponctué parfois sur une double page par les
illustrations de Benjamin Monti qui aident par des détails de scène à reprendre
souffle, Ses dessins font ici penser à des gravures, à Doré ou à Daumier, mais
lorsque Monti zoome et infléchit ainsi lui aussi le cours du temps sur les
détails nous avons affaire avec un trait proche de Gourmelin ou contemporain
des toutes premières œuvres de Bilal ou de la représentation du corps chez
Crumb ou Tardi.
Très surprenant, le registre employé ici se situe clairement du côté du
fantastique, tout comme purent l'être certaines œuvres de Tabucchi (« Le
Requiem »), les livres de Lobo Antunes où les identités se confondent
parfois dans une même phrase, ou comme dans « Le Temps Mort » de René
Belletto qui a été republié justement chez POL en 2006, ou encore avec Borges
et sa vision d’un temps circulaire dont les thèmes oeuvrent en voisinage avec
ceux de Bernard Noël. A chaque fois unique la fin du monde disait Derrida,
Blanchot également répétait sa mort à l’infini dans « L’instant de ma
Mort ». Ce n'est pas un fantastique qui use de la métaphore ou de la
métonymie, tout est ici plus clair, tout se situe du côté du regard et
fait penser au « Roman d’un être » où l’éclaircissement progressif du
tableau d’Opalka rejoignait le blanc ou le chaos total ; ou bien encore au
projet de Bernard Noël, Chemin d’Encre, dont l’écriture s’étirerait
jusqu’à la fin de sa vie pour lui donner parole. Je ne peux pas non plus
m’empêcher de penser à « An 1000 an 2000, sur les traces de nos
peurs » (2) de Georges Duby où l’historien fait entrer en résonance les
solitudes, les angoisses de l’homme à travers les siècles, rapprochant par exemple
la peste et le sida, la peur de la sorcière et la peur de l’étranger.
« Vies d’un Immortel » nous
place face à un « Je-Miroir » qui tient le lecteur tout entier.
Bernard Noël n'a pas écrit ce livre, nous l'avons écrit et continuerons à le
faire indéfiniment, malgré nous.
L’emploi du « Je », j’y reviens, est ici très étonnant chez Bernard
Noël qui ne l’emploie que de façon parcimonieuse pour répondre de quelque chose
ou s’engager politiquement (3). Ainsi cette première personne changeante est à
la fois résistante et engagée : puisqu’il n’a pas de fin ni de nom ce
« je » est un appel à la résistance de notre être propre.
Voilà pourquoi « j’ai » lu ce livre me questionnant sans cesse, car
si c’est grâce aux morts que nous tenons debout, portant leurs voix dans notre
bouche, vivant de ces périls même qui les emporta, j’aimerais un jour le lâcher
sans qu’il reste à mes doigts collé avant et après son exécution, j’aurais aimé
qu’il n’existe pas, j’aurais aimé na pas y être inclus, j’aurais aimé ne pas
écrire une note dessus, j’aurais aimé écrire un article plus libre.
J’écoute moi aussi, et il me vient ces mots qu’on lira un jour chez un
autre : Tout ceci n’était que l’enfer qui danse devant son miroir…
[Cyril Anton]
« Vies d’un Immortel ». Bernard Noël. Ed. du Chemin de Fer. 46 pages.
14€
(1) Entretien publié dans Le Monde, 26 juillet 1991.
(2) Réed. 1995. Textuel.
(3) Retenons par exemple les « Sonnets de la Mort » (Ed. Fissile)