Le serveur, le vrai serveur de café parisien, qui veille comme une pie sur sa terrasse, regard affûté et l'air revêche, arrive près de la table, et nous toise d'un œil las :-.... (silence)...Il continue de nous gaffer, le menton en avant, ni bonjour, ni rien. Distraits, nous ne répondons pas tout de suite à cette interrogation muette. Comprenant qu'on ne le fait même pas exprès, il daigne préciser :-« ‘jour', qu'est-c'que j'vous sers ? ».
L'air perpétuellement navré, comme un empereur du tango ou un vieux ténor contraint de faire des ménages, le serveur parisien promène son tablier ceinturé comme s'il s'agissait d'un smoking sur mesure. Il est de mauvaise humeur, il n'a pas le temps, il se demande l'heure, il regarde les cartes postales des Seychelles collées par la marchande de cigarettes sur la vitre de son box, il tire sur sa clope avant de repartir prendre les commandes... Chemise blanche sous laquelle transparaît le Marcel ou le tee-shirt, pochette sanglée au plus près d'une taille de guêpe (le serveur parisien est souvent mince, il carbonise ses calories d'énervement avant qu'elles touchent son estomac), gourmette, chaîne de décapsuleur, il empoigne rageusement sa lavette sur plateau et passe un coup de sale sur le guéridon alu autour duquel nous tentons de nous faire petits en soulevant le cendrier publicitaire. -« Bonjour... Deux cafés noisette s'il vous plait monsieur». Sourires... On se le met dans la poche tout de suite. On a l'habitude. On sait que c'est lui le roi des animaux de la terrasse. Ce matou de bitume est un interlocuteur quotidien que l'on a appris à caresser dans le sens du poil. C'est à l'étranger que l'on mesure sa spécificité, sa rareté, toute la dimension de son merveilleux caractère, de sa grâce léonine. À New York, quelle surprise de se trouver face à de jeunes serveuses polies à l'extrême, prêtes à mettre la sauce « à part », la boule de glace « à côté » et à changer sans supplément et sans grimace la garniture... Inquiétant. J'oubliais que ces demoiselles payées au bon vouloir n'ont que le « tip » à se mettre sous la dent. En Italie, où le bar c'est le bar, et la caisse le royaume désuet d'une dame en chignon qui rend la monnaie sur un marbre bleu et « ben pulito », l'amabilité est également de rigueur, entre grand sourire et emphatiques « Dottore » à chaque monsieur bien mis qui franchit la porte. À Paris, le serveur couve la vacherie comme un bon fromage, impoli, irrévérencieux, mal aimable, il poivre les après-midi de méditation en terrasse et les souvenirs des touristes qui repartent rassurés sur le caractère « épouvantable » de ces foutues grenouilles.
Un, qui entretient une bonne connivence avec le garçon de café, et qui se souvient avoir « travaillé au pourboire » comme il dit : mon père. Pompiste, gardien de charcuterie, accro de la consigne etc... La pièce lui, il ne l'oublie jamais. Les siennes avaient servi à payer la bague de fiançailles de ma maman. Pour lui, chaque serveur taciturne est un amoureux en puissance et il laisse toujours, généreux, un chapelet de pièces ou un petit billet, sur les tables parisiennes lorsqu'il gratifie la capitale de sa présence, certains samedis de l'année. Tout de suite, le serveur parisien le reconnaît, quelque chose s'allume dans l'œil de la pie :-« Bonne journée, monsieur ».
À nous, pas un regard, le serveur ne s'y trompe pas. Il sait distinguer les officiers des troufions d'infanterie. Il met le billet dans la petite poche de son gilet râpé. Son destin est ailleurs, dans le café où il sera la semaine prochaine, autre terrasse, autre patron, le rideau falot des clients. La commande qu'il lance d'une voix plate au-dessus du comptoir se perd vers la micro-cuisine -où s'activent dans une vapeur de forge-frites les machinistes pakistanais des back-office de Paris. Une fois le café apporté avec la coupelle en plastique qui pince l'addition, entre deux tintements de cloche du croque de la 7 et de l'omelette des Japonais, notre serveur s'appuie au coin de sa terrasse. Deux filles passent, toutes en jambes, crinières et grands sourires. Ça c'est Paris.
par l'anachroniqueuse
[1ère édition le 8 mars 2007]