Le débat sur les retraites est de retour ! Et encore une fois, avec l'allongement de la durée de cotisation annoncé, ce sont les salariés qui sont appelés à abonder le système par répartition. Quant aux arguments, ils sont toujours les mêmes, à commencer par celui de l'espérance de vie. Ainsi, « la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein augmentera parallèlement à l’augmentation de l’espérance de vie » comme le proclame la communication gouvernementale. Le problème, c'est que cet argument est avant tout une contre-vérité.
Un progrès en trompe l'œil
Que l'espérance de vie progresse en France sur le long terme est indéniable, mais la statistique prise dans son ensemble cache quelques nuances dont il faut tenir compte.
D'abord, le rythme auquel augmente l'espérance de vie aujourd'hui n'est pas celui que l'on pouvait connaître il y a quelques décennies. Ainsi, en une décennie, l'espérance de vie à la naissance avait augmenté entre 1950 et 1960 de 3,6 pour les hommes et de 4,4 années pour les femmes ; entre 1999 et 2009 elle n'augmentait plus que de 2,8 années pour les hommes et 1,9 année pour les femmes (chiffres Ined et Insee).
Seconde précision, si l'espérance de vie à la naissance continue d'augmenter de 2 à 2,5 années par décennie en fonction du sexe, l'augmentation est moins nette pour l'espérance de vie à 60 ans. Or c'est bien là le seul chiffre qui importe, si l'on veut établir un rapport entre espérance de vie et années de retraite. L'espérance de vie à 60 ans pour les hommes a ainsi augmenté de 2,2 années sur la décennie 2000-2010, contre 2,8 années pour l'espérance de vie à la naissance (chiffres Eurostat).
L'espérance de vie en bonne santé diminue
Troisième précision : vivre plus vieux ne signifie pas être en état de travailler. Il faut en effet distinguer les chiffres bruts de l'espérance de vie, et l'espérance de vie en bonne santé. Ainsi « en France métropolitaine, en 2010, l'espérance de vie « en bonne santé », c'est-à-dire sans limitation d'activités, depuis la naissance, est estimée à 63,5 ans pour les femmes et à 61,9 ans pour les hommes » (Insee).
L'espérance de vie en étant apte à travailler n'est donc pas si longue qu'on pourrait le penser. Ce chiffre appelle d'ailleurs à son tour deux explications. D'abord, l'espérance en bonne santé, en France, est proche de la moyenne européenne, et nettement inférieure à ce qu'elle est dans les pays du nord de l'Europe où l'on vit en moyenne dix ans de plus sans incapacité. Triste fait, conséquence d'un système de santé moins performant et de conditions de travail plus éprouvantes.
De plus, l'espérance de vie en bonne santé en France a tendance à ne plus augmenter ; pire : elle diminue. Selon Eurostat, elle est ainsi passée de 64,6 ans de moyenne en 2008 à 63,4 ans en 2010 pour les femmes, de 62,7 à 61,8 pour les hommes : les Français ont perdu plus d'un an d'espérance de vie en bonne santé ces dernières années, notamment sous l'effet de la crise sur le niveau de vie et la santé publique. En France, les travailleurs arrivent en retraite usés par le travail, et de plus en plus vite. Et avec l'âge, la situation s'aggrave nettement, notamment à partir de 65 ans. Dès lors environ un Européen sur deux (encore en vie) déclare une limitation d'activité, et la même proportion déclare une maladie chronique.
Tableau INED
Des inégalités persistantes
Dernier problème majeur que pose l'argument de l'espérance de vie : inégaux devant l'emploi, le niveau de vie, la santé et tout ce qui relève de la vie, les Français sont également inégaux devant la mort.
Ils le sont selon les zones géographiques. L'espérance de vie à la naissance est ainsi la plus longue à Paris (80,8 ans pour les hommes, 86,1 pour les femmes) et la plus brève dans les départements ruraux comme la Nièvre (75,4 / 82,8). Même constat pour l'espérance de vie à 60 ans : un Parisien de 60 ans peu espérer vivre jusqu'à 84,5 ans en moyenne (88,3 ans pour une femme), tandis qu'un habitant du Nord peut espérer vivre jusqu'à 80,5 ans seulement (85,6 ans pour une femme).
Bien entendu les variations territoriales reflètent en grande partie des inégalités enracinées dans les contrastes sociaux, que l'on constate dans le calcul de l'espérance de vie par catégorie sociale. Chez les hommes, en 2008, l'espérance de vie d'un cadre est plus de 6 ans plus longue que pour un ouvrier (Insee). De même, un homme de 35 ans « a 27 % de risque de mourir avant 70 ans s’il est ouvrier et 13 % s’il est cadre ».
Sachant que cette espérance de vie plus longue se cumule également à de plus grands risques de vieillir en mauvaise santé, l'argument de l'espérance de vie pour prolonger le nombre d'années avant le départ à la retraite mérite bien plus que d'être simplement interrogé. Il s'agit tout simplement d'un mauvais indicateur.
L'avenir sera-t-il pire ?
La situation française n'est pas brillante. Elle est cependant presque avantageuse si on la compare à certains de nos voisins, particulièrement au prétendu « modèle allemand » vers lequel la France est censée se diriger fièrement. L'espérance de vie calculée en fonction du niveau socio-économique chute ainsi chez les petits revenus allemands, avec une diminution de près de 4 années dans certains Länder. Chez nos voisins Allemands, l'existence même du droit à la retraite pour tous est fondamentalement remis en cause.De même, des indicateurs plus fins qu'en France permettent une approche plus précise des inégalités d'espérance de vie aux États-Unis, où la mesure des gains en espérance de vie en vingt ans (1986-2006) révèle une différence spectaculaire : une année de vie en plus pour les 50% de revenus les plus faibles, cinq années pour les 50% plus élevés. L'espérance de vie baisse même pour les plus pauvres, et l'on observe même une baisse nette de l'espérance de vie dans certaines zones géographiques.
La gauche reprend les arguments de la droite américaine
Un indicateur inapproprié, mensonger même dans l'usage qui en est fait. Le plus grave n'est pas seulement qu'il soit utilisé à ce point en France, mais qu'il le soit autant par la gauche. Dominique Strauss-Kahn avait été l'un des premiers à en faire usage en 2010, déclarant sur France 2 que si on « vit 100 ans, on ne va pas continuer à avoir la retraite à 60 ans ». Aujourd'hui c'est donc le gouvernement socialiste de François Hollande et Jean-Marc Ayrault qui reprend cette fausse logique (ce zombie comme le surnomme Paul Krugman), reniant ses engagements pris pour la retraite à 60 ans.
Or ce fameux argument est importé par la gauche française de la droite américaine, et d'opposants farouches à tout système de retraite et de solidarité envers les personnes âgées outre-Atlantique, comme l'ancien sénateur républicain Alan Simpson, aujourd'hui co-président de la Commission pour la responsabilité budgétaire et la réforme à Washington. Le PS avocat des idées du Parti Républicain et des Bushistes convaincus : une nouvelle étape dans la trahison des électeurs français.
Pourtant, il est évident que le système actuel n'est pas fondamentalement en cause dans les prévisions déséquilibrées du financement des retraites. Le déficit est avant tout le résultat de la chute du taux d'emploi et du taux d'activité de la population en âge de travailler, ainsi que d'un dynamisme de moins en moins marqué de la démographie française depuis le début de la crise. Or, aucun allongement de durée de cotisation, aucun recul de l'âge de départ à la retraite ne saurait surmonter les conséquences de cette situation.
Seul le retour au plein emploi, assorti d'une démographie dynamique et d'une politique migratoire réaffirmée permettra à la France de rester solidaire. À moins de préférer le modèle durable d'une France chômeuse, vieille et pauvre.
Crédits iconographiques : 1. Manifestation contre la réforme des retraites le 10 septembre 2013 à Lyon © AFP / Jeff Pachoud | 2. Tableau © La Brèche | 3. © INED | 4. The Crimson Permanent Assurance (Terry Gilliam) © 1983 Universal Pictures.