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Syrie : ne pas y aller

Publié le 12 septembre 2013 par Edgar @edgarpoe

Nous devons apprendre à respecter la vie privée de chacun et à ne pas nous imposer nos idéals moraux l'un à l'autre.

Le Puritain s'imagine que son idéal moral est l'idéal moral ; il ne se rend pas compte que d'autres époques et d'autres pays et même d'autres groupes dans son propre pays ont des idéals moraux différents du sien.

Bertrand Russell, Essais sceptiques.

Pour répondre à un commentaire d'Axel. Je n'ai rien écrit sur la Syrie, parce que je ne suis pas compétent sur ce sujet. J'ai cependant, comme pas mal de monde, mes idées sur l'opportunité d'une intervention armée. Je les ai évoquées en citant une traduction d'article de Paul Craig Roberts, manquant de nuance mais qui a le mérite de prendre le contre-pied de la position officielle américaine ; ou bien par des commentaires rapides ou en citant la lettre de Pierre Charasse.

Ca mérite peut-être plus de détails. Je vais donc essayer de résumer ce qui m'amène à penser que nous ne devrions pas intervenir en Syrie, ni même probablement favoriser la rebellion.

Premier point : je ne suis pas pacifiste par principe. J'ai peut-être tort de ne pas étudier et suivre Gandhi ou d'autres mouvements non-violents, mais je ne suis pas systématiquement opposé à l'emploi de la force. Par exemple, en mars 1936, nous aurions dû, la France, repousser l'armée allemande lorsqu'elle s'installa dans la Ruhr. C'est là que nous avons été lâches, pas forcément à Munich (je retiens l'argument de Daladier disant qu'en 1938 nous n'étions pas prêts). En 1936 c'est l'Allemagne qui n'était pas prête et plusieurs auteurs (notamment Shirer) arguent que le régime d'Hitler serait tombé en cas d'intervention française et/ou alliée (totalement improbable côté anglais j'imagine).

Une intervention est justifiée dans des cas flagrants de violation de la légalité internationale : invasion du Koweit en 1991, défense du Mali récemment. Lorsqu'un pays ou un groupe s'en prend à un état souverain par la force, alors il y a risque de contagion et l'intervention est justifiée.

Deuxième point : Il n'y a pas d'obligation internationale à la démocratie. Je peux le regretter, mais les occidentaux serrent la main à longueur d'année à des dirigeants ni très sympathiques, ni très démocrates. Bahrein est sous le joug d'un régime qui assassine régulièrement des manifestants et ça ne dérange pas les médias. Quand la Turquie a massacré des kurdes, elle l'a fait avec le soutien des Etats-Unis. Pour rendre cela légitime il suffit d'appeler le PKK un parti terroriste. En sens inverse on appellera les rebelles anti-Assad des combattants de la liberté, même quand ils sont cannibales.

Je ne veux pas refaire l'histoire, j'en serais incapable (pour suivre l'actualité internationale alternative, cf. l'atlas alternatif par exemple), je veux juste dire que la manipulation de l'opinion est un souci constant de la part des gouvernements, et que dans toutes ces affaires il convient de ne pas se fier à ce qui est écrit dans les journaux et qui reflète directement les "éléments de langage" distillés par les chancelleries.

Troisième point : en l'occurrence, je trouve que le track-record occidental ne plaide pas pour des opérations qui tendraient à renverser Assad. Je ne suis pas convaincu que le peuple irakien ou le peuple libyen se portent mieux depuis le départ de Hussein ou de Khadafi. Le plus étonnant dans ces cas récents c'est que les mêmes affreux dictateurs étaient reçus il y a quelques mois à peine, avec les honneurs, dans les plus grandes capitales (et pas qu'à Paris). 

On peut donc se demander pourquoi en Arabie Saoudite on peut continuer à couper des mains aux voleurs et à voiler les femmes alors que c'est crime ailleurs ?

En plus court, je ne vois pas que l'Occident ait su dégager des principes d'action très clairs en matière d'intervention armée. Et je suis un peu idéaliste probablement, mais on ne peut pas faire à mon sens d'internationalisme sans droit. Une intervention serait d'autant plus légitime qu'elle pourrait laisser croire qu'elle est fondée sur un principe, non par l'opportunité.

Quatrième point : le principe de crime contre l'humanité est vaseux en l'occurrence. On pourrait invoquer un droit naturel, l'urgence humanitaire, mais je ne crois pas que les actes, même dramatiques, commis récemment en Syrie, rentrent dans la catégorie des crimes contre l'humanité - tels que définis par le droit international.

Et je ne crois pas que l'intervention occidentale ferait moins de morts que ce que font déjà les combats internes à la Syrie. On peut même se demander si une bonne part des milliers de morts qui ont déjà eu lieu en Syrie ne sont pas imputables aux armements fournis en grande quantités aux rebelles. Si l'on ne s'inquiétait que du nombre de victimes, ne faudrait-il pas s'en prendre tout autant à ceux qui ont armé les rebelles qu'à Assad ?

Les arguments humanitaires, outre qu'ils sont utilisés à géométrie variable, ne sont pas applicables ici, en tout cas pas plus que dans d'autres parties du monde où l'on massacre en toute tranquillité. 

Cinquième point : la légalité internationale liée spécifiquement à l'emploi des armes chimiques. Je ne suis pas juriste et là c'est typiquement pour ces raisons que je m'étais abstenu d'écrire sur la Syrie, mais j'ai l'impression que l'interdiction de l'utilisation des armes chimiques ne vaut que pour les signataires du traité de non-prolifération. Et la Syrie n'est pas signataire. Par ailleurs, l'un des grands défenseurs de l'usage des armes chimiques était Churchill, comme le rappelle un article récent de The Economist, alors que le même article note que Hitler, lui, s'est toujours refusé à les employer. Je trouve qu'il est évidemment louable d'interdire les armes chimiques, mais trouve un peu étrange de faire de leur emploi un critère de respect des droits de l'homme.

Sixième point : Le cas pour une intervention occidentale ne me paraît guère plaidable. Si l'on souhaitait cependant intervenir au nom d'un droit, même encore à définir, il faudrait accessoirement que les faits soient établis. Comme on nous a fait le coup récemment des preuves irréfutables, agitées sous le nez des spectateurs en pleine séance de l'ONU par Powell, la moindre des choses ici serait d'être certains que Assad a bien utilisé des armes chimiques chez lui.

Je me souviens aussi, au chapitre des faits à établis, que Carla del Ponte avait accusé les rebelles syriens d'avoir utilisé du sarin, pas plus tard qu'en mai dernier.

Si la responsabilité d'Assad était établie, on pourrait ensuite respecter les voies de droit ou des moyens de pression pas forcément militaires pour le faire juger comme criminel de guerre ou le "punir": lui interdire tout déplacement, geler ses avoirs à l'étranger etc. La hâte mise à l'action militaire, de préférence à tout autre mode d'intervention, me gêne.

Septième point : L'intervention est difficilement plaidable en droit. Du côté des intérêts, elle n'est pas véritablement utile non plus.

Pour la France, qu'avons-nous à gagner à intervenir en Syrie, au risque d'avoir l'air une fois de plus d'être à la remorque de pays tiers (de l'Allemagne en économie, des Etats-Unis ailleurs) ?

Je suis même effaré de lire, dans la bouche de Hollande, deux phrases terriblement contradictoires : "j’ai décidé d’accroître notre soutien militaire à la Coalition Nationale Syrienne, dans le respect de nos engagements européens. [...] La responsabilité de la France [...] se fonde sur trois grands principes :

  • l’indépendance, qui nous conduit à chaque instant à décider en pleine souveraineté [ ...ici je ne peux m'empêcher de dire lol...]
  • le respect du droit international.

[...] Mais le droit international doit évoluer avec son temps. Il ne peut être un prétexte pour laisser se perpétrer des massacres de masse. C’est pourquoi je reconnais le principe de « la responsabilité de protéger », les populations civiles que l’Assemblée générale des Nations Unies a voté en 2005."

C'est tout de même un peu du foutage de gueule que de dire qu'il faut violer le droit pour faire respecter le droit. Surtout qu'en invoquant la responsabilité de protéger, Hollande se raccroche aux branches, mais le texte qu'il invoque stipule lui-même que toute intervention doit passer par le conseil de sécurité.

Huitième point : Du strict point de vue du réalisme, il ne s'agit pas d'un duel à Ok Corral entre le méchant Assad et les gentils occidentaux. Les russes, mais pas seulement eux, sont des soutiens de Assad. Et il n'est pas dit qu'ils acceptent de le laisser bombarder (et leurs instructeurs militaires) sans réagir.

Il serait donc bon que l'on en sache un peu plus sur leurs intentions avant d'envisager quoi que ce soit. J'ai cru comprendre qu'ils se sont déjà sentis bafoués par l'intervention en Libye, il n'est peut-être pas utile de les gifler une fois de plus.

Ils ont tendu une belle perche à Obama avec leur accord, c'est peut-être le moment de la saisir.

Ayant lu Juillet 1914, d'Emil Ludwig, j'ai été frappé de voir que la guerre a aussi eu lieu parce que les positions des uns n'étaient pas connues des autres. Ainsi il n'était pas clair pour l'Allemagne en 1914 que l'Angleterre entrerait dans le conflit dès lors que la France y entrerait. Le livre de Sebastian Haffner, ("De Bismarck à Hitler, une histoire du Reich"), fait un constat similaire : "si l'on avait dit aux Autrichiens que l'Allemagne avait l'intention de rester sur la défensive à l'égard de la Russie et que le conflit austro-russe lui servirait de prétexte pour attaquer la France et la Belgique, alors le choix fait à Vienne entre la guerre et la paix aurait sans doute été différent".

La probabilité est peut-être infime mais ce serait un peu bête de frôler un troisième conflit mondial parce qu'on n'aurait pas bien compris que la Russie soutiendrait la Syrie, même militairement.

Neuvième point : Il y a des raisons d'intervenir, à des degrés divers. Mais l'intervention militaire ne paraît pas justifiée et l'intervention juridique n'a pas l'air envisagée. L'intervention occidentale ne construirait donc rien.

Elle ne ferait qu'affirmer le droit du plus fort.

Et c'est Dominique de Villepin qui l'a exprimé récemment : si l'on intervient aujourd'hui en Syrie au nom de notre force, alors réfléchissons au monde que nous aurons dans trente ans, quand nous ne serons plus les plus forts.


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