Le caractère réinscriptible de l'e-paper est un acquis, comparé à la couleur, la flexibilité, la tactilité qui ne sortiront des laboratoires que dans quelques mois à quelques années. Est-ce pour cela que nous nous interrogeons peu sur cet attribut ? Ce qui est acquis est acquis certes... Mais enfin...
Ce qui marque la principale différence entre un livre de n pages foliotées et un reader e-paper est bien là pourtant : ce dernier a une seule et unique page réinscriptible.
Comme j'écrivais dans l'introduction de Gutenberg 2.0, le futur du livre : « Une tablette e-paper c'est une page unique et réinscriptible sur laquelle peuvent s'afficher des milliers de livres, c'est, à la fois la fantastique Bibliothèque de Babel, et le mythique Livre de Sable, de Borgès. Quelque part c'est magique. Mais cependant ce n'est plus vraiment un livre. »
Alors quels effets ? Si on réfléchit juste un peu, l'on se rend vite compte qu'ils sont multiples. Déjà, reconnaître comme je viens de le faire qu'un reader e-paper présente : « une seule et unique page réinscriptible » induit presque dans l'esprit à considérer ladite page d'e-paper comme un écran. De là à entériner le passage des lectorats à l'audience il n'y a qu'un pas, rapidement franchissable dès lors que les logiciels de lecture des readers et leur connectivité (que l'on pense au Kindle d'Amazon, au futur Readius de Polymère Vision et chez nous au test Read&Go d'Orange...) ; il n'y a qu'un pas donc dès lors que les logiciels de lecture des readers et leur connectivité feront de ces derniers de véritables "médias pour l'écrit" et que l'écrit justement sera plus ou moins dissous (et dix sous ce n'est pas beaucoup
Mais la lecture dans tout cela ?
Outre, et, cela dit en toute modestie : je parle à partir de mon expérience personnelle de quarante ans de lecture sur des livres, albums etc. reliés et de deux ans sur des tablettes e-paper, outre donc que le lecteur modifie presque à loisir la typographie de l'unique page e-paper (changement de la police de caractères et de sa taille, justification, gras, etc.), outre l'hypertexte des sommaires, notes, index, outre l'absence de perception immédiate globale du livre via sa couverture, sa quatrième de couverture, son épaisseur qui fournit déjà nombre d'informations, outre l'impossibilité du feuilletage et une difficile appréhension du nombre de pages et de progression de sa lecture (personnellement l'espèce de "pageomètre" du Cybook Gen3 me convient moins que la foliotation plus classique de l'Iliad), outre tout cela donc, la page unique signe un changement d'ère.
Avec les e-books nous passons de l'ère de la possession matérielle de rouleaux ou de codex (le fait d'acheter et de stocker un livre, le fait de s'en rendre propriétaire et de l'exhiber), à l'ère de l'usage : lire le livre. Jusqu'à nos jours, acquérir un livre revêtait un certain sens ostentatoire et gratifiant qui disparaît lorsque l'on télécharge un fichier.
Nous avons tous vu chez des connaissances, des amis, de la famille, de ces "livres au kilomètre", de ces bibliothèques décoratives, voire de ces faux-livres remplis de vide ou de quelques vieux papiers, simples éléments de décoration d'intérieur. Cela ne sera plus possible.
En conclusion, timide et provisoire, la lecture pourrait se dissoudre dans le multi le pluri ou l'hypermédia, mais d'un autre côté, la lecture, si nous parvenons à lui réserver un dispositif spécifique dédié je pense, pourrait retrouver la force vivifiante de ses jeunes années, quand jadis elle accompagna le passage d'une culture de l'oralité à une culture de l'écrit et à une lecture silencieuse, intime ; cette force vivifiante que nous avons tous ressentie quand nous avons naguère dévoré nos premiers bouquins.
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