Après les mutins du 17° régiment d’infanterie de Béziers, j’ai décidé de m’intéresser dans ce deuxième article consacré à ceux qui ont eu le courage de dire "non", aux détenus en révolte durant l’été 1974. En effet, au début des années 70, les prisons françaises sont confrontées à un vent de contestation issu des cellules des quatre coins de l’hexagone. De Toul (1971) à Nîmes (1974), par des mutineries, des grèves ou encore de simples sit-in, des prisonniers brisent le huit-clos carcéral. Ces anonymes à qui personne ne s’intéressent d’ordinaire vont alors faire la une des journaux locaux et même nationaux. L’apogée de ce mouvement se situe durant l’été 1974. En quelques jours une grande partie des prisons du pays va "s’embraser". Parfois pendant quelques minutes, parfois pendant plusieurs heures, avec une intensité et une ampleur différente, partout des détenus vont se solidariser et collectivement exprimer leur colère. Si par principe la prison ne doit être qu’un lieu de « privation de liberté d’aller et venir et rien d’autre », la réalité est bien différente. Car c’est bien l’inhumanité du quotidien carcéral qui va mener les détenus à se révolter.
"Non" à l’inhumanité du système carcéral
Il est impossible de trouver deux prisons dans lesquelles les mouvements de l’été 1974 aient été identiques dans leur forme, dans leur intensité ou encore dans leur ampleur. En effet, chaque révolte fut singulière, car les établissements pénitenciers sont différents, car les peines sont différentes, car les Hommes sont tout simplement différents. Cependant ce que ces événements vont nous révéler, c’est une réalité profonde, commune à toute les prisons, dans toutes les villes de France, c’est l’inhumanité du système carcéral.
Au soir du 18 juillet 1974, plusieurs établissements pénitenciers ont déjà été touchés par des mouvements contestataires depuis le début de l’année. On est cependant loin de s’imaginer que l’on se trouve à la veille d’un vent de révolte qui va durer plusieurs semaines et ébranler toute la France.
Clairvaux, Nîmes, Arras, Paris, entre le 19 juillet et le 5 août près d’une centaine de prisons, 89 selon l’administration pénitentiaire, va en effet être touché par un incident collectif. D’un établissement à l’autre, ces mouvements vont prendre des formes différentes. La plupart du temps les révoltes des détenus seront pacifiques.
Refus de regagner les cellules et sit-in dans la cour (Riom, Muret…), occupation des toits (Fresnes, Laval…), grève de la faim (Arras…) ou encore grève du travail¹ (Villeneuve-sur-Lot…) vont ainsi être les formes de contestations les plus rependues. Cependant, la violence va aussi parfois s’exprimer dans certaines prisons.
On dénombrera ainsi neuf prisons entièrement ou partiellement détruites à la suite des événements de l’été 1974. A Nîmes ou encore Clairvaux les détenus vont incendier une partie de leur établissement, notamment les ateliers pour protester contre les conditions de travail et les salaires dérisoires. La prison pour jeunes² de Loos (18-28 ans) sera quant à elle entièrement détruite par les mutins.
Craignant un embrasement général et une propagation de la violence, l’État va dès les premières révoltes faire placer les forces de l’ordre autour de l’ensemble des prisons de France. A chacune de leurs interventions gendarmes et CRS doivent permettre de faire passer aux détenus l’envie de recommencer. Ainsi ils n’hésitent pas à eux-mêmes employer la violence pour ramener le calme dans les prisons, parfois même lorsque les contestataires étaient restés pacifiques (Muret…).
Supérieurs grâce à leur armement et à leur équipement, mais aussi souvent en nombre, ils écrasent durement les différents mouvements collectifs. Après chacune des charges, on compte de nombreux blessés. Plusieurs détenus trouveront même la mort (entre 6 et 8³) durant l’été. Dans certaines prisons, les surveillants refuseront de jouer le rôle de la répression et iront même parfois jusqu’à empêcher les CRS de pénétrer dans certains bâtiments (Fleury-Merogis…).
Le rôle des gardiens durant les événements de l’été 74 à son importance. Pour eux aussi, c’est le moment ou jamais de se faire entendre. Ainsi, malgré l’illégalité de leur mouvement, ils se mettent en grève début août. Ils seront plus de 80% à se mobiliser pendant plusieurs jours. Parmi leurs revendications on trouve la revalorisation des salaires ou encore le paiement des heures supplémentaires.
Cependant, dans certaines prisons comme à Loos, ils demanderont aussi l’amélioration des conditions de détentions et la mise en place d’une véritable politique de réinsertion pour les condamnés. L’opposition, souvent simpliste, entre détenus et gardiens doit donc être nuancée. Il est d’ailleurs intéressant de constater que durant l’été 74, les violences envers les surveillants seront plutôt rares (45 agressions seulement sur la totalité de l’année 1974 pour 29100 détenus).
Au-delà des formes de contestations et de la grève des surveillants, deux éléments essentiels sont à retenir de ces révoltes. Même si ce fut éphémère, elles ont tout d’abord été des moments de solidarité entre détenus. En effet, que les prisonniers aient été 200 comme à Muret ou 8 comme à Laval, un esprit de corps c’est animé dans chacune des prisons en révolte.
Chaque mouvement collectif viendra aussi démontrer les carences et les failles du système carcéral français. Car dans la quasi-totalité des cas, c’est bien le refus d’un quotidien jugé inacceptable par ceux qui le vivent qui sera à l’origine des révoltes. Un aspect de la question que l’on retrouve notamment dans les revendications des détenus.
« La prison c’est la privation de liberté d’aller et venir et rien d’autre4 » ?
« On ne refait pas un homme social dans un cadre asocial. [...] Il n’y a pas de prison "quatre étoiles" et il faut en avoir un jour passé les grilles pour concevoir l’horreur de cet univers artificiel qu’est l’univers carcéral ». Ces mots ce sont ceux d’Hélène Dorlhac, secrétaire d’État à la condition pénitentiaire durant les révoltes de l’été 19745.
Ils illustrent parfaitement la situation dans les prisons françaises à l’époque. L’hygiène y est tout d’abord déplorable. Dans de nombreuses cellules, les détenus ne possèdent ni lavabo, ni WC. Leurs besoins, ils les font dans une tinette (pot de chambre). A Rennes par exemple, l’accès aux douches collectives ne se fait qu’une à deux fois par semaine. Bien souvent les infrastructures sont par ailleurs dans un état déplorable.
La prison est loin d’être uniquement un lieu de privation de liberté d’aller et venir. Violence, hygiène, santé, vie quotidienne, relations avec l’extérieur (famille, amis…), les prisonniers doivent endurer des conditions de détention insoutenables. Ainsi, lors des révoltes, leurs revendications concerneront en grande partie l’amélioration du quotidien : suppression du rationnement du pain, réels soins médicaux, parloirs plus longs…
La violence physique et morale envers les détenus est un autre aspect central de la question. En 1972, le docteur Edith Rose, médecin-psychiatre de la prison de Toul, lance un cri d’alerte et dénonce les sévices infligés à certains prisonniers à travers une lettre envoyée au Président de la République, Georges Pompidou. « La chose qui m’a le plus écœurée c’est d’avoir vu les gens attachés pendant une semaine et plus. Je puis affirmer sous la foi du serment qu’on ne les détachait pas pour manger.»
La difficulté des conditions de travail fait aussi partie intégrante du quotidien en détention. En effet, les prisons sont de véritables lieux d’exploitation des détenus-travailleurs. « En 1972, un travailleur libre gagne, au SMIC, 3.90F par heure alors qu’un travailleur détenu gagne entre 1F et 5F par jour6 ». Ainsi lorsqu’éclatent les révoltes de l’été 1974, on voit réapparaitre des revendications concernant l’augmentation des salaires ou encore les conditions de travail.
Certains détenus iront jusqu’à détruire leurs ateliers, ce qu’une partie de médias et de la population à du mal à supporter. Cependant pour comprendre ce geste, il faut lire des témoignages de prisonniers ou de personnes ayant pu constater les conditions de travail insupportable qu’ils devaient endurer. « On baptise ateliers des soupentes insalubres, mal éclairées, mal chauffées (…) ; Ni gants, ni masques, ni lunettes de protection pour des hommes qui manipulent du plomb. Ni dépistage7 ».
Par ailleurs « en prison, on travaille sans contrat, sans congés, sans protection sociale8… ». C’est justement pour dénoncer l’exploitation dont ils étaient victimes qu’une partie des révoltés détruira les ateliers.
Parfois, les prisonniers n’ont pas exprimé clairement leurs revendications, parfois même, ils n’en avaient pas. En effet, il est arrivé que des détenus se soulèvement par "simple" solidarité avec les révoltés des prisons voisines, ou uniquement pour suivre le mouvement, sans rien attendre. Cependant, la plupart du temps leur colère était bien accompagnée d’une dénonciation de l’univers carcéral et de revendications claires.
Maison centrale de Loos. 25 juillet 1974Une réforme en demi-teinte
Après les révoltes du début des années 70, les détenus étaient parvenus à obtenir de nouveaux droits. Cependant les réformes n’étant pas appliquées, rien n’avait donc changé dans les prisons françaises. Ainsi, face à cet état des choses et surtout au vu de l’ampleur du mouvement de l’été 1974, l’État se devait de réagir rapidement. Il fallait répondre à la colère des détenus (et des surveillants) afin d’éviter de nouveaux débordements.
Dès le mois d’août, afin d’apaiser les tensions, Valéry Giscard D’Estaing avait donc promis des mesures concernant l’amélioration des conditions de détention. En quelques jours, d’importantes sommes avaient été débloquées afin de répondre aux demandes des gardiens qui venaient de reprendre le travail.
C’est cependant en mai 1975 que la réforme pénale du ministre de la justice Jean Lecanuet verra véritablement le jour. Des mesures importantes seront prises alors: fin des réglementations sur les coupes de cheveux et de la censure des journaux, développement de la libération conditionnelle et du sursis avec mise à l’épreuve, simplification des conditions d’obtention d’un parloir, création de centres de rétention orientés vers la réinsertion sociale des condamnés…
Dans les années qui suivront de nouvelles mesures seront prises. Si on tend vers une amélioration des conditions de détention on ne peut cependant pas parler d’un bouleversement dans le quotidien des prisonniers. Comme l’affirme Anne Guérin la réforme de 1975 ne se traduira pas par un « mieux-être psychique de la population carcérale ». En effet, entre 1975 et 1979, le nombre d’auto-mutilations (6206), de tentatives de suicide (1627) et de suicides (209) s’accroit fortement par rapport au début des années 70.
La réforme Lecanuet montre par ailleurs rapidement ses limites, d’autant plus qu’elle est aussi à l’origine de la création des Quartiers de haute sécurité ou QHS. Destinés à accueillir les détenues jugées comme étant les plus dangereux, ces lieux seront synonymes d’inhumanité. En effet, les condamnés y sont entièrement isolés du reste de la prison, ne peuvent s’allonger durant la journée (hormis entre 12h et 14h), n’ont accès aux douches qu’une fois par semaine et parfois même doivent supporter l’éclairage des lumières 24 heures sur 24.
Ainsi tout en apportant des améliorations à la condition de vie des détenues, la réforme prévoit de nouvelles mesures répressives afin de punir durement tout nouveau débordement.
Depuis les années 70, le quotidien en prison n’a que peu évolué. La surpopulation de certains établissements (65 000 prisonniers pour à peine plus de 50 000 places en 2012) est même parfois venue empirée les choses. Les révoltes de l’été 1974 n’ont cependant pas été sans conséquences et enseignements. Elles ont tout d’abord été l’occasion de voir surgir des prisons une force collective avec des revendications. Par leur lutte, les détenus ont démontré leur refus de subir un quotidien qui ne devait pas être le leur. Car la prison n’a pas à être un lieu fait de violence, de traitements inhumains et laissant libre cours à l’exploitation et à l’humiliation. Les révoltés ont su briser le silence qui entourait leur condition dans une société qui ne s’intéressait pas eux et les méprisait. Certes, leur mouvement n’a pas fait changer cet état des choses et l’a peut-être même empirée. En effet, les médias de l’époque se sont efforcés de ne mettre l’accent que sur les violences et destructions, laissant de coté dénonciations et revendications. Cependant, les révoltes des détenus de l’été 1974 resteront à jamais synonymes de solidarité, d’unité, d’indignation et de contestation.
¹ Jusqu’en 1987 le travail est obligatoire en prison.
² On parle à l’époque de prison-école.
³ On dénombre aussi plusieurs disparus.
4 Valéry Giscard D’Estaing, 1974
5 Assemblée national, 16 novembre 1975
6 Anne Guérin, Prisonniers en révolte – Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980), Agone, 2013
7 Helene Dorlac au sujet de vielles prisons qu’elle visita dans l’est de la France. Cité dans Prisonniers en révolte de Anne Guérin.
8 Anne Guérin, Prisonniers en révolte – Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980), Agone, 2013
Principales sources : Anne Guérin, Prisonniers en révolte – Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980), Agone, 2013 et Criminocorpus.cnrs.fr.