"Que les choses soient claires, le roman policier ne tolère pas qu'on sorte des sentiers battus par Dupin, Sherlock Holmes, Hercule Poirot et le commissaire Maigret. L'intrigue a ses règles, le développement est classique ainsi: crime, entrée en scène du détective, enquête auprès des suspects, résolution de l'affaire, interpellation du criminel."
Gérimont, roman policier, illustré, de Stéphane Bovon, n'échappe pas à ce canon. Mais il est plus que cela.
Le cadre, Gérimont, a son importance dans l'intrigue. Parce que Gérimont est un petit monde à part, dont l'atmosphère particulière contribue à soutenir le suspense jusqu'au bout. Quand je dis jusqu'au bout, c'est bien le cas de le dire.
Arrivé à la fin du dernier chapitre, ne croyez pas qu'il faille arrêter votre lecture en si bonne fin. En effet deux chapitres
extraits d'une prétendue suite au livre, La ligne bleue, vous attendent. Vous pourriez penser que cette suite est sans intérêt.Vous auriez tort.
Dans les thrillers américains, l'éditeur donne souvent un avant-goût des livres suivants en en publiant des extraits. Dans le cas présent, les extraits sont en réalité des développements qui, sans être indispensables eu dénouement, n'en sont pas moins importants pour la compréhension de l'ouvrage.
Revenons au cadre. Gérimont est une petite ville d'un pays éponyme que le lecteur identifierait bien à l'Helvétie, si l'auteur ne la situait pas au bord de la mer. La capitale en est Lachaude, qui n'a évidemment aucun rapport avec une ville du canton de Neuchâtel.
La plupart des patronymes sont bien de chez nous: Ansermet, Estoppey, Kohli, Regamey, Ruchet, Moray etc. Mais les prénoms? Almeydin, Borim, Dijedon, Epidam, Lumnore, Shriptar, Shpuzake sont des prénoms imprononçables, difficiles à orthographier et... exotiques. Seuls le chien et le roi ont des prénoms, sinon chrétiens, du moins potentiellement helvètes: Auguste et Louis, respectivement.
Ne restons pas à la superficie des choses. Le royaume de Gérimont - car il s'agit d'une monarchie élective - est un pays utopique, dont le texte sacré qui fait autorité est Le Livre des Comptes.
Ce livre règle toute la vie des habitants qui ne peuvent occuper que dix Fonctions (boulanger, fromager, chasseur ou pêcheur,
vigneron, paysan, constructeur - il y en a deux -, couturier - il y en a également deux -, homme libre).
Chaque titulaire d'une fonction ne peut produire que pour dix. Le système est décimal et peut donc se subdiviser en dix métiers ou catégories. Ainsi en est-il des constructeurs ou des hommes libres (policier, sage-femme, enseignant, secrétaire, capitaliste, aubergiste, homme de foi, artiste, créateur de jeux, fou du village).
Comment est-on amené à exercer une fonction?
"Le principe est simple, au rythme des naissances, on choisit pour le nouveau-né sa fonction comme on distribue des cartes."
Comment se font les échanges?
"L'économie de marché est transparente, publique et fonctionne par trocs la plupart du temps. Des tabellles d'équivalence ont été établies par Le Livre des Comptes; elles peuvent être adaptées d'une année à l'autre par rapport aux récoltes qui varient, c'est le jeu de l'offre et de la demande mais il est maîtrisé."
Toutes les naissances doivent avoir lieu à la Maternité, sinon les enfants "sauvages" doivent travailler à la mine de sel dès l'âge de 12 ans.
Il n'y a pas d'hôpitaux, pas de tribunaux, pas de prisons.
Moyennant quoi, ce meilleur des mondes, dont l'ordre est fondé sur une franche xénophobie, est un pays où personne ne tue... Quand on meurt, c'est de sa belle mort ou alors on devient zombie, c'est-à-dire enraciné sous la forme d'un arbre...
Cependant tout ne se passe pas pour le mieux dans ce meilleur des mondes puisqu'un furieux antagonisme oppose Borim Estoppey,
patron de L'Echo de Gérimont, et le roi Louis Moray... et que, dans la réalité, il y a beaucoup d'exceptions de la part des citoyens à la règle du Livre des Comptes.
Personne ne tue personne, sauf que Sybukur Kohli, typographe, est bel et bien, un jour, retrouvé mort, une balle entre les omoplates.
Le commissaire Serjv Rodal, venu exprès de Lachaude, mène l'enquête. Il interroge les principaux témoins ou suspects. Il découvre sur eux bien des secrets. L'uniformité de ce royaume utopique, où par mariage sont gommées les différences physiques ou intellectuelles, n'est que de façade.
Le commissaire résout l'énigme dans la grande tradition d'Hercule Poirot en réunissant à la fin tous les protagonistes. Mais l'histoire n'est pas finie pour autant. L'épilogue se trouve en filigrane dans une bédé dessinée par l'un d'entre eux, que le commissaire décrypte, impuissant, sur le chemin, par voie de mer, du retour à Lachaude.
Les portraits que dresse Stéphane Bovon de ses personnages, aussi bien les femmes que les hommes, le sont avec beaucoup d'humour et de véracité. L'auteur semble s'être bien amusé à créer ce monde trop parfait et en dévoiler les dessous indicibles, tant il est vrai que la perfection n'est pas humaine et que les plus belles règles sont faites pour être contournées.
Le commissaire a le mot de la fin quand il dit le jour de la résolution de l'affaire:
"Si personne n'est arrivé coupable, tout le monde ne part pas innocent, c'est déjà ça."
Le lecteur ne part pas non plus innocent au bout du bout de sa lecture. Il en redemande. A quand la suite? Qu'elle se passe, ou non, à Gérimont...
Francis Richard
Gérimont, Stéphane Bovon, 328 pages, Olivier Morattel Editeur