Lettre (supposée) de Paul Valéry à une certaine Dominique
Vous me demandez ce que j’appelle un beau livre. C’est un sujet sur lequel, vous le savez, je n’ai cessé tout au long de ma vie, de me pencher, au risque d’y tomber, pourriez-vous ajouter avec cette malice toute féminine qui n’est pas le moindre de vos charmes.
J’appelle un beau livre celui qui me donne du langage une idée plus noble et plus profonde.
Vous savez n’est-ce pas que mon inclination pour la création d’un langage où s’uniraient étroitement parole et esprit.
Je conçois le livre comme une idée qui conduit au langage. L’état où je me trouve me permettant tous les anachronismes, aussi vous parlerai-je de Lacan qui considérait que « l’esprit est structuré comme le langage ».
Vous voyez, nous y sommes : un livre est beau dès lors que l’esprit qu’il m’insuffle me renvoie au langage. Mais comme je suis, ou du moins j’étais, un être de chair, je n’oublie pas que l’esprit vient aussi par l’image, autant dire, le regard ; celui que l’on peut porter sur un beau corps par exemple. Ce regard ennoblit l’idée que je me fais de la vie.
J’ajouterais, pour faire bonne mesure qu’il s’agit là d’une manière de sentir qui conduit à juger de la littérature en général et de chaque livre en particulier. Vous conviendrez que la formule est belle. J’entends que la beauté est ce qui ennoblit, approfondit mon idée de la vie. Cette beauté est une et multiple, chaque beau livre, chaque beau corps est à la fois fragment et totalité.
Avouez que c’est bien trouvé ! Où irions-nous s’il fallait à chaque mot se poser la question de savoir ce qu’il veut dire ? « De la musique avant toute chose », n’est-ce pas.
Et, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : je n’en suis plus à séparer le corps et l’esprit, car le côté charnel de mon interprétation ne vous aura pas échappé. Un livre, un corps (puisqu’aussi bien je les ai associés) supposent ou suggèrent une présence, autant dire, une entité physique. J’aime à y retrouver, une présence et une liberté d’esprit, une conscience, une possession de l’univers des mots. Je vous le dit tel quel ! Cela a plu, vous avez pu le constater. Du reste Sollers n’a-t-il pas épousé une psychanalyste ?
Les mots, vous l’aurez compris est au centre. À cet égard, qui invoquer d’autre que Mallarmé : la maîtrise de la forme doit être telle que le sens ne soit jamais premier. J’affirmerais même (peut-être imprudemment j’en conviens) qu’il faut tendre à la poésie pure. Je sais, et vous le savez aussi bien que moi, où peut conduire un excès en la matière, mais il n’en demeure pas moins, pour votre serviteur, que « c’est l’exécution du poème qui est le poème. » Il ne s’agit pas de transmettre un sens, mais un langage. On ne peut être, je crois, plus clair.
Ainsi, si un livre, un corps m’inspire des idées nobles et profondes du langage, alors, je vous le dis tout net, ce livre, ce corps sont beaux. Surtout qu’ils ne veuillent rien me dicter, qu’ils n’argumentent pas, qu’ils « soient », tout simplement ; ce que j’appréhenderai d’eux fera le reste.
Je n’abuserai pas des citations - ce qui est pourtant notre péché mignon à nous-autres, gens de lettres, mais celle-ci qui vous prouvera que je connais mes classiques futurs : « Artaud disait bien : toute écriture est de la cochonnerie - c’est à dire toute littérature qui se prend pour fin, ou se fixe des fins, au lieu d’être un processus qui “creuse le caca de l’être et de son langage”. »
Voilà, chère amie les quelques explications que vous me demandiez. J’y ai souscrit volontiers et j’attends maintenant votre réponse, et comme je subodore qu’elle sera critique (ce dont je ne vous blâmerai point), pour nous départager, où selon cette formule que je n’apprécie guère, pour nous « renvoyer dos à dos » nous ferons appel si vous le voulez bien, à une petite complaisance, à savoir, à l’un de mes amis qui se pique d’avoir un esprit de synthèse, ce qui aura pour effet de nous donner, à l’un et à l’autre, à la fois tort et raison. »
Votre dévoué,
Paul Valéry