Je connais cet homme qui oscille puis ricoche sur les murs parallèles se meurtrissant l’épaule au chambranle de la porte. Je le connais, c’est lui qui m’a ouvert les livres, me les a raconter, les découvrant de sa voix de ses mains comme des trésors magnifiques. Je voyais Moogli saluer Alice, Renard séduire le Préfet aux champs et le serpent mordre la mule. Que de fois il revenait avec patience sur l’histoire de la veille et comme il souriait de mon air conquis.
Oui je le connais ce conteur, marchand de lectures, traceur de rêves. Je connais sa démarche cassée du soir, son regard rivé au-delà, ses pas hésitants sur les marches sombres du couloir, parfois sa chute. Il est long ce trajet du soir, barré d’obstacles invisibles, animé de bruits respiratoires.
Mon cœur bat fort, une drôle de brûlure derrière le sternum se bloque en attendant le bruit de la porte. Il rentre, des paroles inaudibles, son corps s’écroulant sur le lit, un souffle intense puis suspendu : il dort comme l’ogre.
Je le connais si peu cet homme cultivé, talentueux, vautrant son savoir dans les cafés de son trajet du soir.
Je ne connais pas ce narrateur de contes ; l’enfant ne pénètre pas sur la planète des adultes voyageurs, il est seulement perplexe mais rassuré de ce sommeil apaisant.
Il avait fait le tour du monde sur un bateau guerrier. Il aimait les gros temps, la peur et son ivresse, les moments de liberté vécus avec excès.
Un physique d’acteur américain d’après guerre : un visage souligné de rides, un sourire hésitant, les cheveux argentés disciplinés en arrière, la cigarette toujours aux lèvres, une silhouette élégante naturellement mais la carrure solide cependant.
Dans son dos s’étirait, d’une épaule à l’autre, un voilier dessiné en mer de Chine. D’autres tatouages courraient jusqu’aux poignets.
L’enfant était séduit et intrigué.
L’homme était cultivé, instruit, différent.
Il adorait la poésie, la voix des mots. Il se régalait de romans de la Série Noire, de leur langue argotique.
L’enfant a grandi. L’adolescente vit ailleurs. Elle a appris que le conteur va mal, que l’alcool progressivement corrompt le corps.
Elle lit beaucoup : le jour, la nuit à la lampe électrique.
L’homme irait mal : l’eau pousse son ventre.
L’adolescente est personnelle.
Il va souvent en soins à l’Hôtel-Dieu : sa difficulté à être persiste.
Les lutteurs de la nuit s'épuisent au matin, l’instinct de vie devient distrait la mort en profite : l’eau poussa avec force, le sang gicla de la bouche en dérobant le souffle.
L’adolescente a grandi : la femme, la mère regarde souvent le passé. Les coups ont appris le bonheur. L’observation est devenue tendre, seulement parfois étonnée. La quotidienne cohabitation avec la douleur, la peur, le malheur l’ont fait glisser vers l’essentiel, vers ceux qui donnent simplement.
La petite fille, émerveillée par le conteur, lui dit enfin simplement… Merci.
[première diffusion en août 2005]