Max | Hatane Kaudré

Publié le 10 septembre 2013 par Aragon

Il était très ému quand je l'ai invité à s'asseoir en face de moi. Savait pas trop comment s'y prendre. Grand silence, il est resté un peu en avant de sa chaise, je l'ai mis à l'aise en lui disant qu'il était le bienvenu, puis il a parlé. Il est revenu régulièrement, une fois par semaine pendant trois ans. Puis je suis rentré en France.

Hatane Kaudré était toujours resté auparavant à la porte du rectorat de Nouvelle-Calédonie, il était délégué syndical mais l'administration ne recevait pas, aucun "blanc" ne l'avait jamais convié à s'asseoir, à discuter. Moi je l'ai fait entrer, la suite logique pour un (petit) responsable administratif : recevoir, associer, collaborer, écouter, etc. ça me paraissait tellement normal... Lui et d'autres représentants syndicaux sont venus chez moi. J'étais responsable d'un bureau de gestion de personnels, je voulais que ma porte soit ouverte, toujours ouverte.

Je pense à lui et à la Calédonie ce matin : Dick Ukeiwé et Léopold Jorédié, deux grandes figures de l'histoire calédonienne sont morts il y a quelques jours. Opposés, réunis à présent.

Ne conduisant pas, Kaudré marchait pendant des heures sous le soleil, en "tong" que l'on appelle "claquette" là-bas, pour notre rendez-vous hebdomadaire. Il n'avait pas grand-chose à dire la plupart du temps. Souriant et taiseux. On faisait le point comme il disait, sur des sujets essentiels : le temps, la saison cyclonique qui s'en venait, la culture de son champ, les enfants, sa femme, Doking : sa terre, ma propre famille dont il était soucieux, ses camarades du syndicat, les postes, les conditions de travail, l'avancement, tant encore. Quand je suis parti il m'a donné son sac et son chapeau en fibre de pandanus, trois coquillages porcelaines : un noir, un blanc et un tigré, un nautile et surtout une conque marine pour l'appeler...

Tu ne rentres pas dans le coeur d'un kanak comme dans un moulin. Il y a tout d'abord, si tu es chez lui, dans sa tribu, devant sa case, la "coutume" à faire. Échange de bons procédés. Tu remets à ton hôte un peu de tabac, un billet de banque si tu as, du tissu, enfin quelque chose... Puis, si c'est accepté et ça l'est toujours, tu es invité. Avec Hatane ça c'est passé comme ça quand je suis allé le voir chez lui dans son île de Lifou.

Repas bougna-poulet-coco fait par sa merveilleuse et si gentille femme, visite du champ ignames-taros, baignade sous la falaise des "grands anciens morts", soif dans l'après-midi : pas de problème Hatane a dit a son fils de monter au plus haut d'un cocotier, oh ! L'eau du coco vert... des heures ensuite à parler sans prononcer un mot, parfois si, sur la falaise de corail blanc. Une vie à raconter. De l'échange et de la relation, choses que peu de "blancs" arrivés sur le Caillou savaient faire. Le kanak historiquement et c'est vrai, comment voulez-vous que l'histoire fut apaisée, le kanak n'était bon qu'à servir comme "boy", à spolier, à voler, à expulser, ça a failli se terminer en guerre civile, des monstruosités ont été commises des deux côtés.

Les choses changent en Calédonie aujourd'hui. Baumes présents et à venir encore sur brûlure cuisante de l'histoire. Énormes inégalités sociales toujours mais le tissage patient de l'avenir se fait. La Nouvelle-Calédonie est une des plus belle terre du monde. Envoûtante. Ses habitants : TOUS, sont attachants. T'en sors jamais quand t'es parti, même il y a longtemps.

Hatane, je vais revenir te voir bientôt, faire la coutume avec toi à Doking et parler en silence, assis, côte à côte, avec toi, sur le grand rocher totem de corail-requin dont il ne faut rien dire...

http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-retouratai.html

http://culturebox.francetvinfo.fr/le-crane-du-chef-kanak-atai-bientot-de-retour-en-nouvelle-caledonie-139907