L'élimination de Rithy Panh et Christophe Bataille en poche

Par Theoma

« Ce que je cherche, c'est la compréhension de la nature de ce crime et non le culte de la mémoire. Pour conjurer la répétition. »

Le régime de Pol Pot a fait 1,7 millions de morts. Rithy Panh n'était alors qu'un enfant. Trente ans plus tard, le cinéaste rencontre Duch, le responsable du centre de torture et d'exécution S21.

L'élimination est une analyse profonde, lucide et d'une grande distance sur notre humanité. Même le titre est sobre. La force de Rithy Panh est de trouver et mettre du sens là où il n'y en a pas. Pour lui, comprendre les moindres rouages est aussi important que l'éducation et le savoir l'étaient pour son père. « Pour conjurer la répétition ».

Une réflexion m'a particulièrement bouleversée : 

« Bien sûr, on peut détourner le regard. Perdre son objet. Le laisser s'écarter, flotter, disparaître – un simple mouvement des yeux suffit. Bien sûr, on peut ne pas regarder un pays ; ne pas savoir où il se trouve ; soupirer à l'évocation répétitive d'un nom malheureux. On peut même décider que ce qui a eu lieu est incompréhensible et inhumain. Alors, on détourne le regard. C'est une liberté universelle. »

Détourner le regard, n'est-ce pas le réflexe que nous avons tous ? Le second étant de se satisfaire de notre incompréhension. L'immense qualité de ce document est de transcender le témoignage pour offrir un questionnement permanent et profond sur l'élimination d'1,7 millions de cambodgiens ainsi que sur ce qui fait notre humanité. N'est pas assassin ou bourreau qui veut selon Rithy Panh. Je partage entièrement son avis. Sur ce fondement, nous avons les clés en mains pour prévenir la répétition.

Bravo également à Christophe Bataille pour ne pas avoir triché, ajouter de l'artifice, des tournures qui auraient fait de L'élimination un objet plus littéraire mais factice. Les mots sont épurés, simples, au service du messager, du sens, et donc accessibles à tous, remuants, souvent intenables, d'une grande exigence. J'ai tourné la dernière page la bile au fond de la gorge, ébranlée et changée. Je n'envisage la lecture que sous cet angle. 

Le livre de poche, 264 pages cornées à souhait, 2013

Prix Joseph Kessel

Prix Essai France Télévisions

Prix Aujourd'hui

Grand Prix SGDL

Grand Prix des lectrices ELLE

Extraits

« Je crois à la pédagogie plus qu'à la justice. Je crois au travail dans le temps, au travail du temps. Je veux comprendre, expliquer, me souvenir – dans cet ordre précisément. »

« Duch : Je suis jour et nuit avec la mort.

Je lui réponds : Moi aussi. Mais nous ne sommes pas du même côté. »

« La question aujourd'hui n'est pas de savoir s'il est humain ou non. Il est humain à chaque instant : c'est pourquoi il peut être jugé et condamné. On ne doit s'autoriser à humaniser ni à déshumaniser personne. Mais nul ne peut se tenir à la place de Duch dans la communauté humaine. nul ne peut endosser son parcours biographique, intellectuel et psychique. nul ne peut croire qu'il était un rouage parmi d'autres dans la machine de mort. je reviendrai sur le sentiment contemporain que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Ce fatalisme empreint de complaisance travaille la littérature, le cinéma et certains intellectuels. Après tout quoi de plus excitant qu'un grand criminel ? Non, une feuille de papier ne sépare pas chacun de nous d'un crime majeur. pour ma part, je crois aux faits et je regarde le monde. Les victimes sont à leur place. les bourreaux aussi. »


(J'annonce les sorties poches des livres que j'ai aimé, celui-ci a déjà été chroniqué ici)