La politique et les people : “Non à une intervention étrangère dans nos affaires!”

Publié le 09 septembre 2013 par Gonzo

« Non à une intervention étrangère dans nos affaires ! » Pour clamer aussi fort de tels propos, îl faut être à coup sûr hors du flot consensuel que déversent les médias français à propos de l’inéluctabilité – morale ou militaire, ça se mélange… – d’une intervention armée en Syrie. De fait, cette déclaration, partagée par une bonne partie de l’opinion arabe, émane d’une vedette de la chanson arabe, la Libanaise Carole Samaha.

Formée à l’école des Rahbani, la chanteuse – et parfois danseuse, ce qui lui a valu il y a quelques années bien des soucis en raison d’une prestation trop osée aux yeux du très pudibond syndicat des musiciens égyptiens (voir cet article dans Al-Quds al-’arabi) – est une star fort connue, notamment pour son interprétation, durant ramadan de l’année 2011, du rôle principal dans Al-Chahroura, un feuilleton à très gros budget (on a parlé de 4 millions de dollars) consacré à la vie de Sabah, une icône de la chanson et de la vie publique arabe (huit maris tout de même!), durant la seconde moitié du XXe siècle.

Une figure publique connue par conséquent, mais certainement pas militante ! Qu’est-il donc arrivé pour que Carole Samaha écrive, à la fin du mois d’août, ce tweet vengeur (salué dans cet article d’Al-Akhbar) dans lequel elle met en garde ses fans sur les réseaux sociaux contre une intervention armée en Syrie, intervention qui, à ses yeux, ne sert que les intérêts israéliens ? La première explication qui vient à l’esprit est que la chanteuse se fait l’écho d’un point de vue assez peu répercuté par nos propres médias même s’il est très largement répandu dans l’opinion locale, et tout particulièrement dans les milieux de tradition chrétienne, très inquiets, c’est le moins qu’on puisse dire, de ce qui se passe dans le pays voisin, après avoir eu tout loisir d’assister, notamment, au sort des chrétiens d’Orient en Irak il y a peu de temps encore, et en Turquie (les Arméniens), il n’y a pas si longtemps de cela…

Au-delà de cette sensibilité confessionnelle (obstinément mise en avant en ce moment dans le cas des musulmans chiites et sunnites mais qu’il ne faudrait pas évoquer quand il s’agit de chrétiens), il y a aussi dans la réaction de Carole Samaha une manifestation d’une réalité têtue et obstinée, celle d’une identité arabe plus ou moins partagée mais qui ressurgit de manière particulièrement « vivace » voire virulente lorsque se profile une intervention extérieure, qu’elle soit menée par la super-puissance nord-américaine ou par une ancienne tutelle coloniale comme la France. Le consentement à une telle opération d’une ou deux monarchies du Golfe n’y changera rien. Bien au contraire, il aurait même tendance à resserrer les rangs des Arabes « ordinaires » assez peu convaincus de l’attachement des régimes pétrolifères aux valeurs démocratiques (et aux valeurs en général, du moins celles qui ne sont pas cotées en Bourse). Si une action militaire est menée contre la Syrie, et que celle-ci se montre capable de rendre (seule ou aidée) quelques coups, le prochain « héros » [notez bien les guillemets SVP !] du monde arabe pourrait bien s’appeler Bachar El-Assad ! Et ce ne serait pas forcément à l’avantage de la diplomatie française dont le premier responsable nous a dit qu’il « ne mériterait pas d’être sur la terre » (le tyran, notez bien, pas le ministre !)

Avec des yeux plus critiques, on remarque encore que le cri d’indignation de la vedette libanaise rejoint aussi, et fort à propos, sa pratique professionnelle. L’image qui accompagne sa « déclaration de guerre » sur les réseaux sociaux (celle qui est en tête de ce billet, récupérée chez l’irremplaçable Angry Arab) est en effet une reprise du dernier clip promotionnel tourné par un réalisateur français internationalement reconnu, pour le compte de Rotana, très grosse société de production audiovisuelle propriété du prince et milliardaire saoudien Walid Bin Talal. En effet, qui a déjà vu la vidéo en question (voir ci-dessous) reconnaît tout de suite que le morceau de drapeau dans l’angle gauche de l’image est celui-là même que brandit la chanteuse et qui porte fièrement en devise : Ensemble, nous ferons la liberté (معا نصنع الحرية) !

Sortie il y a quelques mois, Mon pays me manque cruellement (وحشاني بلادي), la dernière chanson de Carole Samaha, délivre sans aucun doute un étonnant message politique. Tourné quelque part dans le désert pas très loin des pyramides (avec tout de même 500 figurants paraît-il), le clip montre, dans sa première partie, une foule d’émigrés/émigrants traînant leurs valises dans le désert sous un soleil qu’on imagine de plomb. Rythmée par des gros plans sur la chanteuse, la présence de la foule devient progressivement plus dense, plus serrée. Jusqu’à l’apparition (2’35) de l’étendard blanc avec son slogan déjà commenté à propos de la fameuse liberté construite collectivement… En quelques secondes, l’ambiance bascule : le tempo devient allègre tandis que les mouvements synchrones des danseurs remplacent le long piétinement de ceux qui erraient dans les sables. Joyeusement, la foule des révoltes arabes (conduite par la vedette naturellement!) dévale la colline pour s’attaquer à un mur [slogan écrit dessus que je n'ai pas réussi à déchiffrer, avis aux amateurs !3'33]… Sur fond d’embrassades joyeuses, ledit mur tombe, comme celui de Berlin en attendant cet autre qui scarifie la Palestine, comme doit le penser plus d’un dans la région en voyant ces images…

Etonnante parabole politique, d’autant plus surprenante qu’elle n’a guère de rapport avec le message initial de la chanson (paroles en arabe ici, la musique est l’intro, écrite par le grand compositeur Mohammed Abdel-Wahhab, pour Laylat hubb, célèbre chanson d’Oum Koulthoum), laquelle se contente d’évoquer la cruelle nostalgie pour la lointaine patrie. Jusqu’à présent la vedette libanaise ne s’est pas confiée sur les raisons qui l’ont poussée à abandonner le registre de la distraction légère pour épouser la cause arabe… Qu’il soit totalement sincère ou non, cet engagement s’inscrit cependant dans la grande tradition de la chanson arabe en tant que véhicule privilégié de l’expression politique populaire comme de nombreux billets ont pu l’évoquer déjà sur ce blog.

Une tradition qui n’a jamais été aussi vivace comme il est facile de le constater. Pour s’en tenir aux seules dernières semaines, on a pu assister, en se tenant aux seuls interprètes syriens et libanais, aux commentaires politiques de Ziad Rahbani, le « barde de Bachar » comme a osé titrer un article de L’Immonde du quotidien Le Monde, mais aussi à ceux de Fadel Shaker, l’ex-crooner de Saïda devenu zélateur d’Ahmad el-Assir, un imam radical aujourd’hui en fuite, sans oublier ceux d’Asala, ancienne favorite du régime Assad aujourd’hui passée dans le camp de la révolte, non plus que ceux de Majida el-Roumi qui, à peine reconnue par la France comme « l’incarnation de l’idéal patriotique libanais » a eu la fâcheuse idée de couvrir d’éloges les autorités de Bahreïn pour leur lutte contre les forces de l’obscurantisme (article en arabe). Une lutte assurément vigoureuse et à laquelle leurs voisins saoudiens ont accordé leur royal soutien qui, pour une fois, n’était pas seulement moral puisque leurs forces de police ont participé à la répression des rebelles locaux…

(à suivre la semaine prochaine)