Richard Powers aime les
romans amples. Il brasse un matériau riche pour lequel il utilise souvent ses
connaissances scientifiques. Il n’a pas oublié qu’il avait entrepris des études
de physique avant de s’orienter vers la littérature. Mais Gains, traduction récente d’un ouvrage publié en 1998, est surtout
l’épopée d’une entreprise industrielle, Clare, une savonnerie au point de
départ dans les années 1830, avant la croissance et la diversification. Plus
d’un siècle et demi ont transformé l’univers économique autant que la société
devenue Clare Incorporated dont la force est de maîtriser, au départ de la
chimie du savon, l’utilisation de molécules très diverses jusqu’à la mise au
point de médicaments.
Des médicaments, Laura
Bodey en a grand besoin. A Lacewood, où elle vit à proximité d’une usine Clare,
elle souffre d’un cancer qui l’entraîne vers la mort et dont les déchets
industriels sont peut-être à l’origine.
Les deux récits sont
menés en alternance, l’un dans le temps bref, l’autre dans le temps long. Tout
un symbole : la vie humaine est courte, surtout quand un cancer la menace,
tandis que la vie d’une entreprise peut durer, de succession en succession,
d’une découverte à une autre, par-delà les générations. D’un côté, une destinée
individuelle dans laquelle ne sont impliqués que quelques proches. De l’autre,
un parcours collectif qui influence quantité d’individus – au premier chef, les
travailleurs et les consommateurs des produits de Clare – tout en dépendant des
décisions prises par une poignée de dirigeants. Le contraste est sévère mais
l’on devine assez rapidement, quand la maladie de Laura évolue, que les deux
récits convergent, que l’un est la conséquence de l’autre. Et aussi qu’il n’y a
pas grand-chose à faire pour une personne malade, même soutenue par les siens,
même dans le cadre d’une action collective, contre la puissance d’une industrie
qui manipule des sommes considérables et une bonne partie de l’humanité…
Tout ceci, bien entendu,
est fictif. Mais quand la fiction nous instruit à ce point de la vie de Clare,
si semblable à d’autres marques importantes, elle constitue une lecture du réel
dans lequel elle substitue du sens au nuage de brouillard duquel nous étions
prisonniers.
C’est donc, dans une
certaine mesure, l’histoire de la conquête du monde, commencée de manière
presque insignifiante grâce au sens commercial de deux hommes et au génie de
fabricant d’un autre. Les deux premiers sont Samuel et Resolve Clare qui
rencontrent le troisième, Robert Emmet Ennis, fraîchement immigré après avoir
appris en Angleterre l’art et la manière de fabriquer des bougies de qualité.
Samuel et Resolve se battent pour imposer un objet absolument frivole dans une
société qui pense d’abord à l’indispensable : le savon. Mais leur
production est médiocre et il faudra le savoir-faire d’Ennis pour leur donner
les moyens de fabriquer de l’excellente marchandise. Ce qui ne serait rien sans
débouchés pour les ventes. Ils se présentent un jour où Samuel est seul dans la
boutique, alors que les frères investissent jusqu’alors à perte, quand un homme
veut acheter deux livres de savon. Renonçant à expliquer que la maison ne vend
qu’en gros (mais à qui ?), Samuel va jusqu’à livrer, encore à perte, ce
premier client. Qui deviendra la source à partir de laquelle jaillira
progressivement un monstrueux fleuve de profits.
Il ne s’agit pas d’un long fleuve tranquille. Il
épouse le cours des événements planétaires, bénéficie des guerres et subit les
grandes dépressions économiques. Sans jamais cesser de porter plus loin dans le
futur la vision des Gains encore à
réaliser. Ben Clare, de la deuxième génération, comprend dans un livre toutes
les vertus de la mondialisation. L’auteur décrit un piano : le bois de
rose vient du Brésil ; le pin, du Maine ; le fer, de Suède ; les
cordes, de Rouen ; le bronze, de Cornouailles, etc. L’avenir est en
marche, et Laura n’est pas encore née.