Une fois encore, le musée du Jeu de Paume promettait de belles découvertes pour l’été. Malgré les changements de mon quotidien et mon rythme plus soutenu, j’ai tenu à assister aux rendez-vous du mercredi midi, ces visites guidées de très bonne qualité, dont les groupes restent de taille raisonnable.
Deux très belles photographes, animées par des réflexions très fortes et personnelles, autour de la notion de foyer, de chez-soi, de l’identité, de l’image, de la discrimination et de la standardisation, de mémoire et d’histoire. Le souvenir chacune à leur manière.
Deux mondes dans lesquels on s’évadait en prenant la mesure du poids d’une histoire, d’un contexte historique ou de société.
Lorna Simpson
Il s’agissait de la première exposition aussi importante en Europe dédiée à l’artiste américaine. Lorna Simpson développe des dispositifs, mettant en scène un message fort en conjugant texte et image, souvent au moyen de procédés comme la sérialité ou la construction en miroir.
A la fin des années 1970, elle travaille sur de la photo de rue, des instantanés, des moments pris sur le vif. A mesure de ses études, elle est influencée par ses recherches, ses influences et de nouvelles pratiques qu’elle incorpore à ses dispositifs. Elle approche ainsi d’autres problématiques et des médiums avec d’autres enjeux.
L’exposition casse dès le départ toute notion chronologique linéaire. La première salle nous situe dans des oeuvres réalisées au milieu des années 1980. “Le thème vers lequel je me tourne le plus souvent est celui du souvenir mais au-delà de ce sujet, le fil conducteur de mon œuvre est ma relation au texte et aux idées qui entourent la notion de représentation.” dit l’artiste. Dans les histoires qu’elle raconte, se jouent et se matérialisent les éléments qu’elle aime observer ou les choses qu’elle dénonce.
Dans Gestures Reenactments, elle met en scène en studio, sous une lumière artificielle, un homme dont le visage n’est pas dévoilé.
Ce vers quoi elle attire l’attention c’est son mouvement, ses gestes, l’attitude de son corps. Elle sous-titre la série des cinq images par un texte, qui même s’il semble en rapport, n’est pas lié directement aux photos. Est-ce qu’il provient d’un livre ? La typographie avec empattement, comme dans un roman, nous encourage à y croire. La phrase centrale “say girl, ain’t you color film at least ? » interpelle la photographe (et le visiteur). Il semble que c’est le modèle qui parle, introduisant un double sens. Il s’agit d’étonner de la pratique du noir et blanc, en même temps que de la couleur de la carnation du modèle.
On peut aussi ainsi aussi penser à la vague de Blaxploitation, ce courant de cinéma américain des années 1970. Il s’agit d’un cinéma fait par des gens de couleurs, avec des gens de couleur, pour des gens de couleur. Il revalorise le statut des afro-américains. Lorna Simpson remet en perspective leur condition dans les années 1980, alors qu’ils n’ont pas la visibilité qu’ils connaissent actuellement.
Un dispositif qui fait aussi appel à la sérialité, mettant en scène des photos qui semblent identiques, titrées par le nom des jours ouvrés.
Le modèle féminin porte la robe simple des esclaves travaillant dans les champs de coton. Les bras croisés sur le ventre, elle se tient face à l’objectif, ne laissant voir que cela. Sous-titrant les photos, des adjectifs au suffixe qui introduit le manque. Elle introduit ici la question de la discrimination des femmes, et symbolise alors toutes les communautés, comme un point de vue qui traverse toutes les sociétés.
Dans la célèbre Waterbearer (“Porteuse d’eau”, 1986), Lorna Simpson montre une femme de dos, qui déverse de l’eau de deux récipients dans deux matières différentes (argent et plastique). Elle fait référence à la porteuse d’eau classique, peinte en général près d’un puits, et rappelant la pureté. Elle tourne le dos à nos regards, comme à la question du stéréotype. Les allégories de la source dans la peinture, n’ont jamais été noires, comme ici. Le texte introduit aussi la notion de souvenir et de la place de celui qui énonce les paroles “Elle le vit disparaitre près de la rivière. Ils lui demandèrent de raconter ce qui s’était passé. Mais ce fut seulement pour faire fi de sa mémoire”. Lorna Simpson dénonce l’injustice, cette femme n’est pas considéré, et son avis n’est pas pris en compte.
Dans un autre dispositif sériel, elle montre la même femme avec à chaque fois une coupe de cheveux différente, avec une liste d’adjectifs associés, décrivent-ils seulement la coupe de la personne, ou son caractère ? Lorna Simpson montre alors la facilité de la correspondance, de la qualification trop rapide, et de l’artifice d’une telle démarche.
La seconde salle présente des oeuvres datant de 1990-2000, nous assistons à la disparition de la figure humaine, et nous constatons des traces, des indices de son existence. Dans un panneau qui occupe tout un pan de mur, elle présente sur une impression sur feutre, une mosaïque de postiches, qui est un élément métonymique. C’est une partie qui désigne le tout. Cette oeuvre implique une lecture active du visiteur, qui est obligé de s’approcher pour lire les textes écrits en petit, comme si on nous révélait quelque chose, là tout près. L’effet est graphique de près, et comme illusionniste de loin. On sait aussi que la perruque est aussi élément constitutif de l’identité, elle modèle l’apparence de la personne. Elle permet presque de changer de look, d’attitude. Comme elle qualifie l’identité, elle peut aussi introduire la confusion des genres.
C’est aussi l’objet de la très belle oeuvre vidéo conçue pour l’exposition du Jeu de Paume, Chess, qui se trouve au bout de la pièce. Il s’agit d’une grande salle de projection, l’artiste se met en scène elle même, sur deux tableaux. Il s’agit d’une salle aux murs recouverts par des miroirs, multipliant sa présence, et les adversaires et faisant penser à jeu contre soi. Elle campe les deux personnages : autant l’homme que la femme, qui sont tous les deux pris dans le jeu. Au fil du temps, ils changent et vieillissent imperceptiblement. Sur un autre mur, un pianiste improvise un morceau, dans le même type de dispositif. Sa pièce musicale suit une structure bien précise, elle tend vers un point culminant, puis s’éteint doucement. Une oeuvre métaphorique forte, sur la confusion des genres et sur les facettes de l’identité.
Dans cette seconde pièce toujours, des oeuvres sur le souvenir aussi. L’une est une vidéo que Lorna Simpson, réalise d’après des images fragmentaires qui lui restent à l’esprit, une réplique d’un gala de danse qu’elle a fait étant petite. Elle mélange des images de scène avec celles des répétitions, brouillant la frontière du réel. Elle reprend le costume doré de l’époque et la coupe afro, qui montre aussi qu’elle revendique son identité. Sur le mur en face, des photos en très grand format, révèlent ensuite quand on s’approche, qu’il s’agit de scènes où un couple dans des situations intimes essayant de se souvenirs de moments passés.
Dans une autre pièce, elle réalise un formidable collage avec les photos d’un couple noir, dont elle a récupéré l’album de famille. Nous sommes dans les années 1950, et tous les deux se mettent en scène dans leur maison et en vacances. Ils prennent des poses inhabituelles pour l’époque : ils arborent des tenues plutôt modernes et la femme des poses de pin-up. C’est la scène où ils jouent aux échecs qui a inspiré l’artiste pour l’oeuvre que nous avons vue précédemment. Elle se photographie alors dans les mêmes tenues, mêmes coiffures et mêmes poses que la femme, et s’intègre à leur album.
Elle montre comment les société construisent des gestes selon les époques et le sexe. Ainsi le couple déjoue le stéréotype noir/ blanc, mais reste tout de même fidèle à son époque. Cette notion de temporalité est centrale.
Ahlam Shibli
L’exception est la première série, clairement mise en scène. Une petite fille qui joue sont autoportrait fictif s’amuse avec un petit garçon. Ils explorent leur terrain de jeu. Puis une fois que le soleil décline, elle se met en route pour rentrer chez elle. Elle fait du stop en vain, et ne parvient pas à rejoindre sa maison. Ici on voit la question centrale de l’oeuvre d’Ahlam Shibli posée, soit celle du foyer. C’est aussi une métaphore de la notion de chez-soi, du pays, propre à l’artiste palestienne. Quel est le nouveau foyer ? Et qu’est-ce qui fait foyer ?
Dans la première série “Trakers”, faite en 2005, elle suit des palestiens d’origine bédouine, qui s’engagent dans l’armée israélienne, au moment de leur formation. Les militaires sont montrés inhabituellement maladroits et fragiles. Les armes semblent trop grandes pour eux, et la peur se ressent.
Lors de leurs permissions, elle les accompagne dans leur famille. Dans la plupart des clichés, on remarque que les membres de la famille n’encadrent pas le jeune homme, en effet ce dernier est volontaire et c’est critiqué et pas forcément assumé par les familles. Ahlam Shibli photographie souvent des documents papier et leur assemblage, pour en dégager un sens. Ici sur un pêle-mêle, on voit la carte de la Palestine (territoire disparu), le portrait d’une personne qui a combattu en Israël, et l’autre qui s’est engagé dans l’armée. Deux membres de la même famille qui s’affrontent. Elle photographie aussi les trakers lors de leur examen final. Ils n’ont alors pas le droit de parler, pour communiquer, ils marquent des mots sur les murs de leurs cellules.
Elle aborde aussi un autre tabou : celui de la communauté, “LGBT”, gay, lesbien, transgenre, qui sont obligés de quitter le pays, pour en gagner d’autres. Quel foyer reconstruisent-ils ? Elle note dans leurs habits et dans certains détails, la référence à leur culture d’origine. Elle s’attache à montrer comment cela cohabite.
Elle développe aussi cette étude, dans l’observation d’un orphelinat en Pologne, elle suit les enfants et observe les rituels. Ici elle titre les photos avec le nom et la situation des sujets. Elle révèle ce qui fait le lien, ce qui détermine le foyer. On y voit par exemple deux enfants, jouant chacun à un jeu vidéo allongés sur le même lit, un soir. Puis chacun regagne son lit pour la nuit.
Elle s’attache aussi à la photographie de cimetière, de monuments commémoratifs, et de cérémonies. Ces moments de souvenirs, elle les couvre avec minutie, en France à Tulle (attentat par des SS à la fin de la seconde guerre mondiale), mais aussi chez d’anciens combattants qui ont connu la guerre d’Algérie, ou celle d’Indochine. Elle relève les indices de leurs origines, en photographiant leur maison.
Dans la dernière série, il s’agit de camps de réfugiés Palestiniens en Cisjordanie. Les limites des camps ont été déterminées dans les années 1950 et ne bougent plus depuis, malgré l’augmentation incessante de la population. Deux très grandes photos mettent en scène cette surpopulation.
Puis avec un accrochage plus dense et relativement haut, elle reproduit le décor des rues, en présentant les affiches qui les tapissent couramment. Cet élément est formidablement significatif, car il reflète fidèlement les représentations d’un pays. Ici elles mettent en scène des martyrs, des gens qui se sacrifient lors d’attentats suicides.
Les affiches empruntent leur codes au cinéma et aussi imperceptiblement aux étapes de la vie des saints (qui entourent toujours l’image principale). On a ainsi la confusion des sphères privées et publiques par l’introduction de ces affiches, comme des symboles de l’héroïsme de la personne, qui prennent une place importante sur les murs de la maison.
Ces images très fortes nous imprègnent des codes et des croyances. Une exposition intense et puissante.
Ces expositions sont désormais terminées