1934. Bérénice, adolescente juive, entre au Conservatoire contre la volonté familiale. La jeune fille, au prénom prédestiné, entame sa formation théâtrale dans la classe de Louis Jouvet. Sa vie est désormais rythmée par l’apprentissage des plus grands rôles du répertoire; elle croise Jean Gabin, Jacques Copeau, Jean-Louis Barrault… Admise à la Comédie-Française, Bérénice de Lignières devient une comédienne de renom. La montée du fascisme en Europe, les tensions politiques en France, les rivalités professionnelles, les intrigues amoureuses, rien n’entache le bonheur de Bérénice. Mais au tout début de l’Occupation, avant même la promulgation des lois raciales, la maison de Molière exclut les Juifs de sa troupe. La brillante sociétaire, qui avait dissimulé ses origines, est alors rattrapée par son passé. Sous les ors et les velours de la Comédie-Française, au cœur du Paris de l’Occupation, vont se jouer les actes d’un drame inédit: celui d’une actrice célèbre prise au piège d’une impitoyable réalité. Une trajectoire captivante de femme et d’artiste qui rend justice, à sa façon, aux destins brisés par la folie meurtrière de la Seconde Guerre mondiale...
Une bien heureuse surprise que ce premier roman dont le titre, à lui seul, Bérénice 34-44, résume bien le destin tragique de Bérénice de Lignières, une rebelle face aux siens, puis aux règles érigées par le pouvoir en place de cette triste époque. Au nom de quoi donc? De l'art et du théâtre en particulier ici, défi permanent à la folie des hommes et arme indispensable capable d'exalter la vie: sa beauté, son sens, sa raison d'être, même si le bruit des bottes est tout proche. Jusqu'à quel point? Isabelle Stibbe restitue avec beaucoup de finesse, dans ce contexte historique précis, la confrontation inévitable entre la culture qui revendique sa liberté d'expression et la barbarie qui l'étouffe. Ainsi le camp choisi par notre héroïne, prolongeant sa passion et ses convictions, quelles qu'en soient les conséquences sur sa destinée.
A ce portrait bouleversant - parachevé avec soin par ceux de Alain Baron et de Nathan Adelman, ses proches - il faut ajouter qu'on ne boude pas le plaisir de pénétrer en compagnie de Isabelle Stibbe dans les coulisses de la Comédie-Française, dont elle maîtrise parfaitement le sujet, ayant été responsable de ses publications, avant de rejoindre le Grand Palais, puis en qualité de secrétaire générale, l'Athénée Théâtre Louis Jouvet.
Malgré la gravité du sujet - si souvent abordé en littérature - l'auteur évite avec sa sensibilité délicate les clichés et les accents mélodramatiques. Tout au contraire, son récit est pudique, passionné, généreux, et nous fait chavirer - d'exultation en tristesse - du premier mot au dernier avec un incomparable bonheur.
Bérénice, ma femme de musique, j'arrête d'attendre. Un cargo part dans deux mois pour l'Amérique. C'est largement le temps que tu reçoives cette lettre et que tu fasses le voyage pour me rejoindre. Un mot de toi et nous partirons ensemble comme nous aurions dû le faire dès le début. Après il sera trop tard... (...) Nous ferons le trajet plein d'espoir comme les pionniers des temps passés. La statue de la Liberté nous ouvrira généreusement ses bras. L'apercevoir du bateau fera couler nos larmes de joie. Nous habiterons New York ou Los Angeles, nous fréquenterons les artistes qui ont déjà gagné l'Amérique: Darius Milhaud, Lion Feuchtwanger, Pierre Monteux, Otto Klemperer, Bruno Walter. Nous reconstituerons le Paris que nous aimons, celui d'avant la guerre où chaque café était la promesse de rencontrer un frère, où l'on pouvait partager entre artistes un beau soleil, une idée poétique au lieu de parler restrictions, bombardements et abris...
Un grand roman, un vrai!
Isabelle Stibbe, Bérénice 34-44 (Serge Safran, 2013)