LUCERNE FESTIVAL 2013: RÉCITAL MAURIZIO POLLINI le 1er SEPTEMBRE 2013 (SCHÖNBERG, SCHUMANN, CHOPIN)

Publié le 08 septembre 2013 par Wanderer

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

"Pollini, c'est comme Abbado, mais avec le piano". Voilà de manière lapidaire, le sms que m'envoyait l'autre dimanche un ami. Au-delà de la boutade, il y a du vrai là-dedans. Et pas seulement parce que les deux artistes sont très proches et liés par une longue amitié, un sens aigu de la fonction sociale de l'art, une approche similaire de la musique, encore que  le rigoureux Pollini ait quelquefois reproché amicalement à Abbado de se "laisser aller" à trop de sentimentalisme .

On avait quelques craintes ce dimanche vu que Pollini avait eu un malaise à Salzbourg. Mais il apparaît sur scène, un peu amaigri, un peu voûté, un peu vieilli, et il se met au piano...
Et c'est comme si un univers était en train de naître...
Les Klavierstücke op.11 de Schönberg remontent à 1909, et font partie des oeuvres qui sont au bord de la révolution atonale , dans la production pianistique assez réduite de Schönberg. Trois pièces de quelques minutes chacune, mässig (modérément), sehr langsam (très lentement)  et bewegt (agité) qui créent tension entre le romantisme tardif d'un Brahms et la recherche de nouveaux espaces de son qui vont marquer " la révolution "de Schönberg. Les deux premières pièces penchant plutôt vers le premier, la dernière pièce, écrite un peu plus tard, penchant vers le second. Les oeuvres pour piano de Schönberg, même rares, annoncent toujours des innovations.

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Pollini en fait une méditation initiale, dans un programme qui va faire la part belle au romantisme. La première partie (mässig) surprend un peu par son classicisme. Mais Pollini crée une telle ambiance, immédiatement très concentrée, loin de tout aspect démonstratif, très intérieur, renforcé dans le mouvement très lent, comme une entrée en soi, un regard introspectif que même le dernier mouvement plus rapide ne trahit pas. Ce dernier mouvement est justement plus ouvert en direction de l'avenir, avec de nouvelles combinaisons sonores, qui ouvrent vers une nouvelle esthétique, "révolutionnaire". En ouvrant sur Schönberg (ce qui n'était pas prévu au départ, Schönberg devant ouvrir la seconde partie en précédant la sonate de Chopin), Pollini met l'ensemble de son programme en perspective et en écho, et du même coup créé les liens, de Schönberg vers ses prédécesseurs, et faisant de Schumann et Chopin des briques qui vont contribuer à construire l'évolution de Schönberg, "ce conservateur qu'on a forcé à devenir révolutionnaire" comme il se définissait, enraciné dans l'histoire et la tradition musicale germaniques.

Pollini fait suivre Schönberg par Schumann. Je suis de ceux qui aiment le Schumann pensé et interprété par Maurizio Pollini. Les Kreisleriana op.16 qui remontent à 1838 comptent par les oeuvres préférées du compositeur, et aussi les plus personnelles, écrites en 4 jours dans l'attente d'une lettre de Clara. C'est donc au premier chef une oeuvre de tension et d 'attente, d'espoir et de mélancolie. Ce sont 8 pièces très brèves qui justement vont alternativement de l'agitation au recueillement, bewegt (agité), sehr innig (très intériorisé)..sehr langsam (très lent)..noch schneller (encore plus vite)...lit-on entre autres comme indications. Kreisler est un personnage des Contes d'E.T.A Hoffmann, un "Kapellmeister" excentrique, un peu farouche, spirituel, et c'est lui qui donne le titre à l'oeuvre, bien que derrière bien sûr ce soient les agitations et les excès de Schumann qu'il faille deviner, les deux faces de son caractère qu'il appelait Eusebius et Florestan.
Pollini évidemment donne à entendre ces deux extrêmes, avec des moments d'agilité impressionnants mais jamais démonstratifs, toujours en cohérence avec un projet d'ensemble. Ce qui frappe ici, c'est l'unité: unité d'une ambiance, unité d'un toucher jamais violent, on  a souvent l'impression qu'il effleure la touche et que de cet effleurement naît un monde presque symphonique: comme précédemment avec Schönberg, Pollini dessine un univers global, une sorte de parabole qui unit deux pôles du même univers, sans aucune rupture de style, avec agilité mais sans agitation. Et l'on a l'impression de passer de l'un à l'autre, avec une stupéfiante fluidité et dans une étrange logique, voire une harmonie globale, en dépit de la complexité de l'oeuvre, l'une des moins immédiates pour l'analyse, remplie de raffinements pianistiques et de trouvailles formelles, comme une sorte d'explosion de l'inspiration née de l'attente de l'être aimé. Tout est possible, le passionnel, l'apaisement, mais aussi quelquefois le grotesque. Et Pollini a inscrit à son programme la sonate n°2 op.35 de Chopin, dont le scherzo puise son inspiration chez ce Schumann-là.
Pour ouvrir la seconde partie, encore une oeuvre de Schumann, mais tout est à mettre en liaison. Chopin au miroir avec Schumann, chacun observant avec acuité ce que l'autre écrit et produit (Schumann critiquera par exemple le mouvement final de la sonate n°2), et cette fois nous entendons la version originale de la sonate n°3 de Schumann, appelée de manière très publicitaire "Concert sans Orchestre", dont la genèse fut compliquée et qui existe en trois versions différentes. Cri du coeur vers Clara, comme il lui explique dans une lettre, la pièce est  terminée dans sa première mouture en 1836, soit deux ans avant les Kreisleriana: c'est l'opposition du père de Clara, Friedrich Wieck, qui motive cette oeuvre, une sorte de compensation-sublimation de la séparation. J'ai aimé la manière dont Pollini attaque l'andantino (deuxième mouvement), avec ses variations sur le thème principal, avec une suavité sans pareil. Non que Pollini se laisse aller à du sentimentalisme, mais il y a dans son expression une sorte de distance-pudeur qui n'est pas du tout de la distance-froideur, d'ailleurs, le final, un troisième mouvement écrit prestissimo possibile, soit "aussi vite que possible" est pour moi le moment techniquement le plus impressionnant  du concert, qui rejoint par l'esprit les agitations des Kreisleriana, mais qui va encore plus loin, avec une hardiesse que Pollini rend stupéfiante de fraicheur et de jeunesse.
Enfin la sonate n°2 en si bémol mineur op.35  de Chopin clôt un concert prolongé par deux bis (de Chopin également), comme une sorte de témoin des liens artistiques qui lient les deux musiciens.  Elle est bien sûr très fameuse à cause de son troisième mouvement, la "marche funèbre",  une pièce de jeunesse composée peu après sa séparation avec Maria Wodzińska (en 1837) tandis que l'ensemble est terminé en 1839 à Nohant, chez George Sand. Comme on le voit, Pollini a composé son programme autour des années 1836-1839 des deux compositeurs en écho à leurs vies sentimentales alors agitées, mais en écho aussi dans leur expression musicale: Schumann restait dubitatif sur cette pièce, notamment le contraste des deux derniers mouvements. Là aussi Maurizio Pollini propose d'abord une lecture presque bellinienne des moments les plus lyriques et les plus lents: la marche funèbre ainsi devient une sorte de centre de gravité de la pièce, qui pèse d'autant plus que le dernier mouvement est étonnamment bref, et partirait presque vers l'atonalité et la dissonance (...Schönberg).
Ce qui frappe dans cette approche globale de Pollini, c'est d'abord l'art d'unifier un programme apparemment divers, de l'unifier par un style, par une approche évocatoire, globalement intériorisée malgré les alternances d'agitation et de méditation. Ce qui frappe aussi, c'est la transformation de l'artiste dès qu'il approche de son instrument, un effleurement de touche et le monument référentiel qu'est Pollini aujourd'hui s'efface derrière la musique et fait rentrer en soi une salle entière, avec un art du phrasé, de la souplesse, du toucher à faire pâmer. Grand moment, très émouvant, assez bouleversant je dois dire, qu'on aimerait prolonger infiniment tant ce piano-là nous dit des choses, et tant il nous pénètre, voire nous transforme.

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival