Comme tous les bons textes, il est difficile à lire, éprouvant plutôt. Il éprouve la capacité de concentration, de soumission aussi. Comme les beaux paysages sont souvent difficilement accessibles. On y arrive par petites doses, par moments, en faisant attention à cette fausse attention qui ingère les mots mais pas l'essentiel des mots.
Quelques phrases au hasard :
« (p.64)...On commence à se voir toi et moi en dehors de tout ça, cette histoire, au bout de quelques semaines. On boit des cafés avant la réunion, puis après aussi. On essaye de prendre le fil par le milieu. Il faut qu'on revienne à un autre début que celui qui nous réunit, c'est ça. On se fait la politesse de ne pas imaginer l'histoire de l'autre. On n'évoquera jamais ceux-la qui ont décrété, cette années, la fin de la première partie de nos vies. On ne décrira pas ce qu'il s'est passé. On se fait l'amitié de ne pas du tout évoquer la hauteur des fenêtres envisagées, les anxiolytiques, somnifères, antispasmodiques conseillés par les médecins et nos journées passées collées au radiateur, hébétées... »
Un texte linéaire, en apparence. Jusqu'à ce qu'on glisse sur des pointillés, des liaisons implicites, pour s'apercevoir qu'il « manque » beaucoup de ce qui fait un texte racontant une vraie histoire. Une histoire, ça sous-entend fondamentalement un ordre chrono-logique et toutes les marches sur l'escalier. La rationalité d'un de ces textes propose très souvent les unités fondamentales – lieu, temps, action – comme le théâtre antique. Lesquelles unités furent explicités par un abbé. Ce qui m'amène au fait que Dieu, s'il les connaissait, se moquerait de ces impératifs qui ne relèvent que de nos limitations. Ceci dit, je ne suis pas dieu, ni vous non plus, mais...
Le texte, là, lâche les unités anciennes. Ses virgules et ses points sont des portes sans cesse ouvertes sur une autre histoire, une autre vie du personnage ; parfois un fragment antérieur du récit, voire quelque chose qui n'a rien à voir avec le personnage en cours, ses actes et ses pensées logiques, normalement conséquentielles d'un paradigme plus général – chapitre, roman entier. L'unité est perdue, le roman est grand ouvert. Quelque chose s'en est allé de ces romans où l'on entrait sans déranger, pour parcourir leurs magnifiques salles avec chaque chose à sa place, et nous au milieu, heureux, sur des œufs.
Sans doute en ce lieu sans barrières revient cette chose sans époque et sans maître qu'on nomme poésie, - « Et pour cela préfère l’Impair Plus vague et plus soluble dans l’air » - la poésie comme effort de condensation.
Condensation, occultation des causes et conséquences, attaque en plein cœur de l'analytique généralisée qui préside au développement et au fonctionnement de la très grande partie des théories ou activités humaines.
Mais pas du cerveau. Le cerveau humain se moque des déductions logiques, il fonctionnerait plutôt par in(ter)férences. Lesquelles interférences, chez les auteurs, jettent des fragments, des fragments presque autonomes au milieu de phrases elles-mêmes bien singulières les unes par rapport aux autres. Les rapports entre les singularités ressortent de la complicité plutôt que la complémentarité, de l'organique plutôt que du fonctionnel.
Cette manière de compréhension, l'in(ter)férence, doit tenir compte du fait que « je est [aussi] un autre » et que la langue en s'écrivant induit souvent son propre chemin. Ce qui n'est pas, je crois, sans rapport avec le « je » conçu comme Autre, tout en n'étant pas tout à fait autre ni tout à fait semblable.
Fragments, ailleurs et ici, lumière et mirages. Le miracle réel est l'unité de ces fragments détachés mais solidaires. Ou comment (re)trouver une logique autre, celle de l'homme dans son univers.