« Le pays tout entier est vent debout aujourd'hui contre ce qui nous est arrivé, mais personne ne nous a aidé quand nous gisions sur la route, gravement blessés, pendant plus d'une heure (...) », condamne l'ami de la victime du viol collectif de Delhi, décédée le 29 décembre, sur la chaîne Zee News.
Tous deux appelaient à l'aide, nus, en sang. Mais les nombreuses voitures, rickswaws et vélos qui sont passés par là cette nuit du 16 décembre ne se sont pas arrêtés pour les secourir. Une attitude dont tout le monde s'est indigné, mais qui ne surprend finalement personne. Dans les villes, évoluer au sein de la fourmilière indienne ne rassure pas. Avoir des milliers de gens autour de soi ne garantit pas une protection.
Selon un sondage, menée par UNIFEM et Jagori, une organisation pour les droits des femmes, dans la capitale New Delhi, 70% des hommes interrogés ont affirmé qu'ils n'interviendraient pas en cas d'incidents qui surviendraient devant leur yeux. Cette étude montre aussi que le harcèlement sexuel s'exerce le plus souvent sur le bord des routes, dans les transports publics, aux arrêts de bus et sur les marchés.
Sans doute plus que tout autre crime, le viol est entouré de silence. Il nuit à la réputation. Mieux vaut le nier, l'ignorer ou le dissimuler. Mais le tabou seul ne justifie pas l'inaction des passants qui regardent sans intervenir, qui fuient sans prévenir.
Le verdict est sans appel pour R. Jagannathan, rédacteur en chef de Firstpost : « la société est vraiment impitoyable (...) ». Shiv Visvanathan, dans le Daily News and Analysis, juge que les Indiens accordent peu de valeur à la vie humaine : « Les gens meurent dans les rues et nous prenons ça pour acquis. Nous vénérons Mère Térésa mais nous ne l'imiterons pas. Nous traitons ces faits divers comme si c'était le destin, croyant que nous sommes les favoris de Dieux ».
Une main recouverte de faux sang, une jeune femme
rend hommage à la victime du viol de Dehi. Photo : AAP
Selon Shiv Visvanathan, c'est le « chacun pour soi" qui domine : « L'intervention est un acte civique qui nous est étranger ». Il explique que « l'identité indienne se définit en termes de caste, de communauté et de famille. Donc le sens du civisme, en tant que devoir, dans notre espace public est peu développé. Tout ce qui est au-delà de la sphère familiale est un no man's land où on peut jeter ses ordures. La maison peut être étincelante de propreté, mais les déchets derrière ses murs sont la responsabilité de quelqu'un d'autre. »
C'est aussi la peur qui semble dicter le comportement du passant qui fuit le lieu du crime. La peur de devenir le coupable, ou un complice, aux mains - et aux yeux - de la police. La peur d'être emporté dans le processus judiciaire pour des mois ou même des années. La peur d'être harcelé par la police. « Qui sait si donner des preuves est un acte citoyen bon ou mauvais - si vous donnez des preuves contre les riches et les puissants (...), il est très probable que vous soyez achetés ou harcelés par la police et les malfrats », affirme R. Jagannathan.
En Inde, faire comme si de rien n'était est sans doute l'option la plus sûre. Le citoyen ne peut pas être poursuivi pour non-assistance à personne en danger. En revanche, s'il se mêle de l'affaire, il ne bénéficie d'aucune loi pour la protection des témoins. « "Evite la police" est un dicton plus suivi que "Aime ton voisin". La peur de l'Etat surpasse la solidarité », estime Shiv Visvanathan.
Beaucoup d'Indiens considèrent que la police est une autorité inefficace et insensible. Le sondage de UNIFEM et Jagori révèle que 43% des femmes imaginent que ses agents minimiseraient ou banaliseraient l'incident qu'elles viendraient rapporter. 30% pensent qu'ils n'enregistreraient simplement pas la plainte.
Après le choc du viol collectif de Delhi, la police de la capitale a tout de même réagi. Afin d'encourager les citoyens à venir en aide aux personnes en danger, elle leur promet via une campagne de publicité qu'ils ne seront pas embêtés par les autorités. « Désormais, sauvez une vie sans hésiter. Sans harcèlement. » Le mot est prononcé, comme un aveu de culpabilité. « Vous pouvez désormais amener une victime à l'hôpital et partir immédiatement sans révéler votre identité », assure t-elle. « Quand les secondes comptent, les questions ne comptent pas », est son nouveau slogan. Loin de leur promettre une meilleure prise en charge, une attention, une protection, la police accorde aux témoins le droit de fuir.
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