Durant l’été, je suis venu à me poser (à nouveau) cette éternelle question : qu’est-ce qu’un bon livre ? Quels critères permettent d’affirmer qu’un livre est un chef-d’œuvre ? A l’inverse, qu’est-ce qu’un mauvais livre ?
Après avoir beaucoup réfléchi à la question, je pense qu’il n’existe aucun critère objectif de qualité littéraire. C’est-à-dire que selon moi, il est impossible de qualifier objectivement et de manière absolue un livre de « bon » et donc à fortiori de « chef-d’œuvre ». Mais alors, 50 nuances de Grey est-il équivalent à A la recherche du temps perdu ? Bien sûr que non, mais ce qui les différencie ne se situe pas essentiellement au niveau de critères littéraires mais ailleurs. Je vais expliquer mon point de vue.
N’importe quel lecteur juge un livre selon des critères plus ou moins admis par tous : le style de l’auteur, la qualité de l’histoire, le traitement des thèmes abordés, les personnages, les idées développées etc. Ces mêmes critères sont mis en avant par les critiques littéraires, les éditeurs, les universitaires et professeurs de littérature (que les anglo-saxons appellent « scholars »)… Malgré tout, un examen des critères qui définissent un livre comme « bon » ou « mauvais » résiste peu au constat suivant : impossible d’accorder tous les lecteurs sur chacun des critères.
La qualité de l’histoire et le style sont les deux principaux critères communément admis et que nous retiendrons dans cet article par souci de clarté et de concision. Concernant la qualité de l’histoire, les lecteurs traditionnels, monsieur et madame tout le monde, seront davantage attachées à la qualité de l’histoire (et des thèmes abordés) qu’au style. Inversement les scholars seront davantage intéressés par le style de l’auteur et par sa démarche littéraire et artistique. Une fois encore, je caricature un peu puisque certains lecteurs ont les mêmes attentes que les scholars et certains scholars vont parfois préférer la qualité de l’histoire au style et l’on pourrait décomposer presque à l’infini les attentes et les critères de chacun.
Les critères de style et esthétiques
Il est presque incontestable que le style est le critère essentiel pour juger la qualité littéraire d’un livre. Le style est l’âme de l’écrivain, démontre sa virtuosité, sa maîtrise de la langue et sa manière de communiquer avec le lecteur. Cependant, ce critère se heurte à des biais majeurs, que l’on a tendance à oublier.
Le premier biais est le biais « éducatif ». En effet, juger le style d’un auteur nécessite un bagage éducatif, c’est-à-dire la connaissance des codes littéraires : figures de style, appréciation de la construction des phrases, connaissance des références culturelles (au sens large), que l’auteur utilise. Or, ce bagage éducatif est très variable d’un lecteur à l’autre. Certains seront incapables de lire un classique de la littérature ou passeront complètement à côté du livre (mais peut-on vraiment leur reprocher ?). Cela peut produire par exemple des commentaires Amazon tout à fait… surprenants :
Un commentaire Amazon sur Madame Bovary de Flaubert. A moins que tout ceci ne soit qu'une blague ?
Le deuxième biais est le biais « historique ». L’immense majorité des chefs-d’œuvre et des classiques de la littérature appartiennent à la même tradition littéraire. Jusqu’au XXeme siècle, les auteurs, appartenant tous à l’élite intellectuelle et sociale de leur pays, ont une démarche de « progression », ils écrivent des livres soit en respectant les canons artistiques de l’époque (compréhensibles et accessibles par une minorité), soit en voulant les faire évoluer. Ainsi, l’Histoire a gardé en mémoire les auteurs ayant le mieux respecté ces canons esthétiques et ceux qui les ont fait évoluer. Tout change au XXeme siècle. L’art ne répond plus à aucune règle et l’ère de la consommation de masse et de la démocratie voit l’apparition d’une multitude de livres, tous aussi différents les uns des autres. Cette tendance est encore plus forte au XXIeme siècle et nul doute qu’elle persistera encore longtemps. Il est donc selon moi extrêmement complexe de juger un livre sur des critères stylistiques puisque les livres écrits de nos jours répondent à des attentes, à des aspirations très différentes de celles d’autrefois (on veut notamment aujourd’hui davantage divertir que produire du « beau »). Si l’on ajoute le fait que les lecteurs (et les auteurs) ont un bagage éducatif (très) inférieur aux lecteurs et auteurs d’autrefois, le biais devient gigantesque. Enfin, n’oublions pas que chef-d’œuvre d’aujourd’hui n’est pas forcément chef-d’œuvre d’hier et chef-d’œuvre de demain. Combien de prix Goncourt sont-ils tombés dans l’oubli ? Combien de prestigieux auteurs n’ont-ils acquis leur renommée qu’après leur mort ou durant la dernière partie de leur vie ? Qui sait, peut-être que dans deux siècles, 50 nuances de Grey sera considéré comme un chef-d’œuvre, car incarnant parfaitement notre époque, transgressif, avec un style simple, limpide, accessible à tous ?
On pourrait rétorquer que de nos jours, malgré tout, beaucoup de lecteurs et d’auteurs sont très sensibles à des canons esthétiques et que ceux-ci n’ont pas disparu. La tradition littéraire perdure et beaucoup veulent l’entretenir : éditeurs prestigieux, auteurs, critiques littéraires, journalistes etc. C’est tout à fait vrai. Je considère même que le rôle des journalistes, éditeurs et critiques littéraires est primordial et légitime, à l’heure où les avis sur les livres et sur la littérature et le nombre d’intervenants se multiplient. Cependant, nous nous heurtons à nouveau à deux limites. D’une part les critères de style ne sont pas exclusifs pour qualifier un livre de bon (je vais développer ce point juste après). D’autre part, outre le biais historique que j’ai évoqué, il n’y a pas non plus, à la même époque, d’unanimité au sein des scholars : certains vont préférer tel auteur, d’autres privilégier telle manière d’écrire etc. Ainsi, parmi les livres pouvant être éligibles au rang de « bon » livre voire de chef-d’œuvre, certains vont diviser la communauté des scholars et être au centre de débats voire de conflits. Je pense par exemple à Michel Houllebecq ou Christine Angot, qui sont pour certains les descendants des Flaubert, Baudelaire et Proust alors que pour d’autres, ils ne sont que des auteurs médiatiques qui tomberont dans l’oubli peu à peu.
Michel Houellebecq : grand écrivain ou étoile filante ?
Nous avons vu que juger un livre sur des critères de style ou esthétiques était une entreprise très difficile, qui n’était pas satisfaisante car incomplète et faussée. Intéressons-nous maintenant aux autres critères, que nous regrouperons sous le terme générique de « l’intrigue », c’est-à-dire l’histoire racontée, les personnages du livre et les thèmes abordés.
L’intrigue et l’histoire : quelle importance ?
L’intrigue est sans doute moins importante pour les scholars que pour les lecteurs « lambda », surtout à notre époque. Plus fondamentalement, un livre dont l’histoire est palpitante et marquante pourra être facilement qualifié de bon, peu importe le style, tant que celui-ci ne procure pas de gêne de lecture ni de déplaisir. Certains chefs-d’œuvre sont à ce titre davantage loués pour la qualité de leur histoire que pour le style. Le comte de Monte-Christo n’est-il pas la référence en ce qui concerne les histoires de vengeance ? Othello de Shakespeare concernant la jalousie ? Molière et ses comédies dépeignant les mœurs de l’époque ? On pourrait allonger la liste aisément. Certains genres privilégient ouvertement l’histoire : le policier, la science-fiction, l’autobiographie, le roman historique. Cela ne veut pas dire que le style et l’esthétique soient de mauvaise qualité, mais simplement que l’ambition de l’auteur et l’attente du lecteur se portent davantage sur l’histoire.
Cependant, on ne répond pas à cette question : pourquoi telle histoire serait de meilleure qualité que telle autre ? Nous atteignons le cœur du problème. Il y a des critères objectifs : la profondeur psychologique des personnages, les rebondissements, le traitement des thèmes abordés mais ils sont plus difficiles à établir et surtout à évaluer que des critères de forme. Bien plus que ces derniers, les critères relatifs à l’histoire et à l’intrigue sont personnels et relatifs. En suivant cette logique, on peut dire qu’il existe autant de bons livres qu’il existe de bonnes histoires, dans le sens où un lecteur est prêt à qualifier l’histoire de bonne.
Aucun critère satisfaisant ?
Nous arrivons à la conclusion. Nous avons vu d’une part que les critères esthétiques étaient restrictifs, soumis à des biais importants et excluaient une large partie de la population des livres et des lecteurs (les non-scholars) et que d’autre part, les critères s’appuyant sur l’intrigue et l’histoire étaient nombreux, variables, presque infinis. Il n’existerait donc pas de critère objectif permettant de qualifier un livre de bon. Pour autant, nous ne pouvons pas admettre que tous les livres se valent ou qu’au contraire les « bons » livres seraient jugés comme tels de manière arbitraire. Comment sortir de cette impasse ? Regardons les choses autrement.
A mon sens, l’un des seuls critères objectifs de qualité d’un livre est le consensus. Plus un livre fait l’unanimité, parmi les lecteurs et/ou parmi les scholars, plus le livre peut être considéré comme étant de qualité. S’il existe un consensus autour d’un livre, cela veut dire que les critères de chacun, et donc la multiplicité des critères, sont remplis.
Cela voudrait donc dire que les best-sellers sont de facto des bons livres ? En un sens oui. La grande majorité des best-sellers ont pourtant la réputation d’être mal écrits et simples. C’est sans doute vrai. Pourtant, il faut renverser le raisonnement. Si un livre se vend à autant d’exemplaires, c’est qu’il doit bien posséder des qualités. Reste à voir si l’on est capable de déterminer quelles sont ces qualités. De même, si un livre est acclamé par la critique mais que l’on trouve ennuyeux à mourir et sans intérêt, c’est probablement qu’on a « raté » quelque chose.
Pourquoi La Joconde est-elle considérée comme un chef-d’œuvre absolu ? Peut-être que son sourire parle à chacun de nous.
L’éveil : révélateur de la qualité littéraire
Mais qu’est-ce qui provoque ce consensus ? Qu’est-ce qui nous amène à nous dire : « c’est un bon livre » ? Selon moi, ce qui nous amène à trouver un livre de qualité est l’éveil qu’il suscite en nous. La lecture est une rencontre entre un livre et un lecteur. Cette rencontre va créer quelque chose en nous, un éveil : des émotions, une sensation de « beauté », une réflexion… Le livre fera aussi appel à ce que nous avons de propre en nous : notre histoire personnelle, notre psychologie, nos valeurs… Plus nous serons éveillés par le livre, plus le livre sera bon.
Personnellement, je sais que j’ai beaucoup aimé un livre et que je l’ai trouvé exceptionnel lorsque je continue à songer à lui plusieurs jours voire semaines après sa lecture. Il m’arrive souvent de penser aux livres qui m’ont le plus plu des années après les avoir lus, preuve qu’ils m’ont marqué pour le restant de mes jours.
Ainsi, un livre est « bon » s’il réussit à éveiller un lecteur (un seul !) car le livre nous aura transformés, même légèrement. Il n’existe donc peut-être pas de critère objectif pour juger de la qualité d’un livre mais ce n’est finalement pas très important. Il y a tant de livres à découvrir… Un océan… Peut-être faut-il simplement plonger dedans et rechercher les livres qui nous correspondent, qui nous complètent, ceux qui nous éveillent. Peut-être que ce sont eux les véritables chefs-d’œuvre.