Magazine Journal intime

Tout Con

Par Eric Mccomber
Je prends place dans le train. Je dépose tous mes trucs à côté de moi, le wagon est vide, il n'y a personne dans les fauteuils voisins, ni à gauche ni à droite. Je branche mon téléphone pour qu'il charge, le pauvre, sa batterie est conçue pour qu'il survive une heure hors du foyer. Bref. Je glisse aussi sous mon sac ma super casquette cubaine, celle que je traîne depuis des siècles et des siècles, qui me porte chance (ou malchance ?) et sur laquelle j'ai épinglé mon carré rouge et une petite broche en forme de grenouille. J'avais acheté ça à l'époque où je jouais beaucoup au hockey dans l'West Island, où on me traitait de frog.
Tout ConLorsqu'on se met en route, il vient s'asseoir en face de moi. Un squatteur. Gai, plus gai que ça tu meurs. Je lui fais mon sourire avenant de « ni haine, ni pipe ». Il commence par sourire, puis prend un air hostile, qu'il va conserver tout au long du voyage. Eh. J'y peux bien peu.
Il y a la bataille sous-marine, celle des pieds. Il empiète, je repousse, il bat en retraite, mais dès que je suis un peu distrait, il reprend l'initiative. La bataille terrestre des sacs et des traîneries. Il met les siennes partout, sur le fauteuil à côté, entre mes jambes, partout ! Puis comme je suis occupé à composer un mot d'amour à ma fiancée, que fait-il, le funeste individu ? Il étire ses immenses guiboles et pose ses chaussures sur le siège à côté du mien… en contact avec mon sac de voyage ! Il a même un ou deux orteils glissés sous la poche de mon ordi.
Puis, le fâcheux déploie sa bataille aérienne. il me fait des tronches. Et des soupirs. Plus je textote, plus il soupire. Un blitzkrieg de reniflements et d'expirations.
— Pfft.
Je rédige un mot et j'envoie.
— Pfft.
Je corrige une lettre.
— Pfft.
Je sauvgarde.
— Pffffft.
Il fait cette espèce de tête que font tous ces malins qui ont compris que les obsédés du téléphone portable sont la source de tous les maux de l'univers, de la pollution en Chine aux souffrances de l'Afrique, en passant par les ongles incarnés. Z'ont sans doute fait une émission à Arte là-dessus.
Je fais « Pfft ».
— Pfft.
À un moment, ça suffit. Je le regarde avec une haine non dissimulée, espérant le faire fuir. Mais en grand général, il a toujours une surprise dans sa manche pour confondre l'ennemi. Il ne fait ni une ni deux… Sans coup férir…
— Pfrrtrrrr.
Il s'endort.
Il roupille en entrouvrant sa bouche de diva moustachue, moitié snob, moitié souriante. Il se tient les épaules dans son « sommeil », dans une pause certainement étudiée devant son miroir à la maison. Je commence à le détester. Il ronfle. Je projette de lui foutre une taloche. Ça me fait rire. J'entends le procès.
— Accusé, levez-vous. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? Pourquoi avoir agressé la victime, en ce 5 septembre 2013, dans le TGV 3498 ?
— Euh, je voulais lui offrir quelque chose. Un truc utile.
— Trois semaines aux urgences !?
— Oui.
La foule murmure.
— Vous n'avez donc aucun remords ?
— Si.
— Tout de même.
— Je ne crois pas que la leçon ait été utile.
Nous passons trois heures en face à face. Le moment le plus étrange demeure tout de même ma pause pique-nique. Je sors des petits bouts de fromage de mon sac. Il les regarde avec haine. Normalement, j'en offrirais. Mais là… Non. Il regarde chaque bout de fromage entrer entre mes lèvres. Ah, ça doit être le genre de truc qui embête les filles tout le temps, ça. Il me contemple alors que je mastique. Il ne perd pas un mouvement. Puis j'ouvre un petit pot de yogourt et j'y mélange des noix. Il observe, l'air gavé, son visage tourné vers moi, ses yeux posés sur mes mains. Puis ses prunelles suivent le mouvement de la cuiller, du pot à ma bouche, puis de ma bouche au pot. À un moment, un soubresaut du TGV fait sauter ma cuiller et j'ai une petite éclaboussure de yogourt sur la lèvre.
— Pffft.
Il se tortille. J'éponge vite. Oh là, là.
Et s'il regardait ailleurs, le petit crapouillot ? Dehors, tiens.
Oh ! Nîmes est arrivée de nulle part. Je vois défiler l'espèce de dépotoir à ciel ouvert qui sert d'écrin à cette ville tendue, moche et militaire. Ça passe le temps, la guerre des transports publics. Vite, je débranche tout, je fourre les objets précieux dans mon sac, je rassemble les déchets dans une poche plastique. Je me lève. Le train entre déjà en gare… Je lance mon sac sur mon épaule, je m'assure d'avoir mon téléphone, mon fric, les essentiels, quoi. Et je dévale le couloir direction la sortie. J'y suis. Je pose le pied dans la chaleur languedocienne. Le soleil m'aveugle. Je titube avec les parigots. Nous sommes toutes et tous ensuqués dans la stupeur torride de l'humidité tropicale. Quelques énervés se précipitent vers la sortie. Je commence à chercher mes lunettes soleil. Tap tap tap. Des doigts sur mon épaule. Qu'est-ce que… Je me retourne…
C'est le grand gaga gai.
— Msieu.
Y va me faire une déclaration d'amour ?
— Pardon msieu.
Qu'a-t-il à la main, l'enfoiré ? Un bout de tissu pourri ? Que me veut-il ? Grrr.
C'est là que je reconnais. La breloque. La grenouille.
C'est ma vieille. Casquette.
— Eh ben dis-donc. Oah. Merci, hein !?
— Au revoir.
Il retourne vite dans son train.
Et je reste là, sur le quai de la gare, tout con.

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