Deux livres d’aspects très
différents : on connaît la belle petite collection « La Porte »
dirigée par Yves Perrine, une plaquette d’une vingtaine de pages au format
14,5x10. Au contraire, le livre aux éditions des Vanneaux en impose d’abord par
sa masse : 200 pages au format 24x16,5. Mais les deux titres se font
nettement écho : deux « rencontres » avec des peintres, Balthus,
Lucian Freud. Ces titres pourraient égarer le lecteur s’il songe au volume Rencontres avec Bram van Velde, de C.
Juliet. Il ne s’agit pas du tout d’un entretien avec le peintre ou d’une visite
de son atelier. Dans les deux livres, Balthus et Freud sont bien présents mais
le poète s’émancipe de leur tutelle : sa poésie n’est pas du tout
descriptive et aucun tableau n’est précisément nommé ou évoqué.
Dans Rencontre avec Balthus, la
construction est simple, en deux parties égales. Dans la première, le poète est
au chevet d’une femme aimée (mère ?) à l’hôpital. Il y a beaucoup de
tendresse et de douceur dans les gestes, dans l’attention du regard. La
personne malade semble inconsciente : « Copeaux de lumière / Sur le lit// Je les prends un à un / Avec ma
pensée / Et referme doucement / La porte derrière moi / Après avoir déplié et
posé / Ton si grand pull sur toi / Celui que tu aimais tant / Mais auquel tu ne
fais / Plus jamais attention ». Le retournement s’opère au milieu du
livre : « Tu as un désir je n’en reviens pas / Et je suis fou de joie
// Tu me demandes / De ramener tes livres sur Balthus (…) que tu as un peu
connu ». A partir de ce moment, la seconde partie du livre devient une
sorte de méditation sur la peinture, sans jamais devenir une analyse de
critique d’art. Il s’agirait plutôt d’un forme de sagesse, via la
peinture : « Peindre pour / Faire tomber la vie dans la vie ».
Ce livre est émouvant dans sa simplicité et son silence.
Rencontre avec Lucian Freud est un tout autre projet, plus ambitieux et
plus surprenant dans sa forme, puisqu’il mêle poésie, théâtre, peinture,
principalement, et la musique est aussi présente à plusieurs reprises. Vers un
livre total, si on veut. Le sous-titre, « poème en un acte » indique
le versant théâtral, et la didascalie initiale donne le décor, minimal :
« Lucian Freud est assis sur une chaise en osier. C’est le crépuscule de
son existence. Il est seul sur la scène. Des bouteilles d’alcool, vides pour la
plupart, sont posées autour de lui (…) Au bout d’un long moment, s’avance vers
lui un homme en costume orange étriqué entièrement ceint de lumière pâle. C’est
une apparition. L’apparition s’arrête devant Lucian Freud et
l’interroge. » (p.9) Le texte, le poème, est donc conçu comme un dialogue
qui rappelle un peu la forme du dialogue avec confident dans le théâtre
classique. Car l’apparition joue un rôle
minimal : elle ne pose que cinq brèves questions au peintre, en tout et pour
tout : pages 10-14-22-31-122. Le corps du texte revient donc à un très long monologue de
Lucian Freud. Mais je ne sais pas si l’on peut dire qu’il parle de sa peinture : aucune référence à
telle ou telle toile, à tel ou tel modèle, à une question particulière de
technique, aucune anecdote sur sa vie privée, aucun souvenir… Ce qui est en
jeu, c’est davantage la peinture et
plus précisément le rapport au corps nu et au visage.
La peinture est aussi présente dans le livre par des reproductions de dessins,
une bonne centaine. Mais on retrouve ici l’autonomie de Gosztola par rapport à
son sujet puisque ce ne sont pas des reproductions d’œuvres de Lucian Freud
mais des dessins du poète, qui ne sont pas figuratifs. Leur esthétique ferait
plutôt penser à Pollock, Twombly, Klee… Ce qui le rapprocherait sans doute
de Lucian Freud, c’est une certaine
tension nerveuse du geste, mais l’aspect labyrinthique et aéré n’a rien à voir
avec la surcharge sombre des eaux-fortes de Freud. Je ne connaissais pas ce
versant du travail de M. Gosztola ; c’est une découverte intéressante.
Tout au long du livre, la forme poétique est unifiée : des séries de
distiques en vers libres courts avec souvent un vers isolé en fin de séquence.
On pourrait parler d’une sorte de lyrisme réflexif car s’il y a bien élan de
langue et utilisation de figures comme l’anaphore pour relancer le poème de
séquence en séquence (« les corps nus… », « le visage… »),
il y a tout autant enjeu de pensée, vocabulaire abstrait et emploi des
structures logiques pour la syntaxe. Mais il est vrai que cette
« logique » tourne autant rationnellement que poétiquement. Il me
faut citer un peu longuement une page pour faire saisir ce mouvement
particulier qui anime le livre : « les visages/ quand le corps est
nu//se tenant sur le versant le plus farouche/ de la nudité de l’être// n’ont
aucun lien avec le poétique/ jamais// il s’agit pour eux/ d’être dans la
poésie// c’est-à-dire dans la vérité/ du vivant// loin des atours du langage/ il
s’agit d’être dans la pensée// la pensée n’est pas du langage/ c’est un seau de
peinture blanche// que l’on renverse d’un coup/ très froide// sur le visage/ et
qui ne s’en va pas// il s’agit/par conséquent// pour le visage/ quand le corps
est nu// d’être avec le regard/ dans une forme de dureté// un implacable// il
s’agit de se heurter/ à ce qui fait mal// chaque regard doit toucher le cœur/ mais
non pas l’effleurer// le frôler/s’y enfoncer comme une écharde// une écharde de
douceur/ et de lumière// voilà pourquoi/ chaque regard claque// comme une
voile/ en plein vent// nous gardons le bruit du vent/ dans les entrailles// longtemps »(p.149).
On pourrait dire que Matthieu Gosztola écrit ici un hymne à la peinture, mais au-delà
c’est d’un hymne à la vie et à la poésie dont il s’agit : « pouvoir//
exprimer cette vie/ qui nous excède de toutes parts » (p.144). D’où la
longue et surprenante fin du livre avec une énumération de onze pages d’animaux
les plus divers auxquels « Lucian Freud » se « colle ». Une
arche de Noé, la vie qui
appareille ?
Ce livre n’est pas seulement original, il est audacieux.
[Antoine Emaz]
Rencontre avec Balthus
Editions La Porte (215 rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon)
20 pages
3 ,75 €
Rencontre avec Lucian Freud
Editions des Vanneaux
200 pages
15€