Comment être un anthropologue des marges ? Une
interview d’Eric Minnaert.
Les rites
L’anthropologue a ses rites. Dans l’entreprise étudiée, tout
le monde doit être au courant de son arrivée et du but de sa mission. En
particulier, « on impose une rencontre
avec les partenaires sociaux ». La restitution joue un rôle critique. Elle
se fait d’abord avec la direction et les partenaires sociaux, puis avec le
personnel : « là où se joue ma vie,
en face de mes collègues. » Encore une fois, « deux retours identiques. »
Une question épineuse : comment ne pas susciter
incompréhension, ou rejet violent ? « Tout
se joue dans le vocabulaire. » « Au
début, c’était du tripatouillage. » « Au
fil de l’expérience, on sait appuyer sur les bons boutons. » « Ce n’est plus un texte d’anthropologue (qui
veut être scientifique), mais d’un anthropologue qui veut agir. »
Ensuite, l’anthropologue va préparer la mission, en
analysant la production de la culture à examiner. Par exemple les tracts, mais
surtout les statistiques d’absentéisme et d’accident au travail. Et
l’organigramme ? « Les gens veulent
me donner leur organigramme ». « Je
ne regarde pas, je ne veux pas demander d’informations. » « J’observe. » « En particulier, les espaces où il y a un souci. » « Quels sont les
rôles ? Qui va avec qui ? » « Je fais
mon propre organigramme. » « Ensuite
je leur envoie les deux images. » Les écarts sont révélateurs !
Les pygmées :
expérience fondatrice
L’expérience pygmée annonce toute la
démarche d’Eric Minnaert. Il installe sa tente parmi ceux qu’il veut étudier. Il
s’intègre à eux. Et là, surprise. Il n’y a pas besoin de leur ressembler pour
partager leur vie. Dans toute société humaine, il existe des rôles pour
étranger. Les repérer et les remplir correctement est la clé du succès pour
l’anthropologue.
Comprendre la
souffrance muette d’une culture
L’expérience pygmée est fondatrice à un autre titre. Eric
Minnaert y découvre une souffrance muette, inexprimée. Dans toutes ses
missions, il a rencontré ce même type de souffrance. Pour lui, agir, c’est non
seulement donner une voie à la souffrance, mais surtout rétablir le bonheur
social. (En quoi, il retrouve les travaux d’Edgar Schein, mais aussi les idées
des Grecs. Ne voyaient-ils pas les conflits comme révélant un vide à combler
dans les lois de leur société ?)
Outil
d’analyse : l’empathie
L’outil de l’anthropologue, c’est lui-même. Comprendre une
situation, c’est, en quelques sortes la faire soi. La mener à bien demande de souffrir,
puis de retrouver la santé avec elle.
L’anthropologie des
marges, une définition
Eric Minnaert se décrit comme un anthropologue des marges,
qu’est-ce que cela signifie ? Pour comprendre la souffrance muette d’une
culture, il faut aller à ses marges, les « limes » des Romains. Ainsi, pour comprendre la société
moderne, il faut comprendre ce qu’elle a rejeté. La mort, en particulier. Mener
une mission, c’est trouver la marge qu’il s’agit d’explorer, pour révéler le
problème à résoudre. Par exemple, un centre de soins est en crise. « Des dérives inacceptables, une direction
aveuglée par un manque d’informations, le personnel est sous pression –
absentéisme, burn out – cela se répercute sur le bien-être des patients, qui ne
peuvent pas s'exprimer, les familles se plaignent... » De manière inattendue, «
je propose le sujet de l’alimentation.
» C’est un problème concret, important bien qu’apparemment secondaire, qui
concerne tout le monde. Comment l’étudier ? L’anthropologue cherche à
comprendre « comment les gestes
s’organisent. » Pour cela, il n’y a pas de méthode, elle se construit au
cours de la mission. « Il faut se
jeter à l’eau. » Mais il faut être à l’affut des « détails qui se répètent ». Par exemple
le rite du sucre à la machine à café peut dévoiler les « solidarités qui se sont construites ». Arrivé là, il faut repérer
les « anicroches ». « Pourquoi le grand ponte ne se lave pas les
mains de la même façon que les autres ? » C’est le
dysfonctionnement qui met sur la piste de la faille cachée de l’entreprise.
Moment crucial. C’est en la confrontant à ses contradictions
que survient la remise en cause salvatrice. Les Grecs ne disaient-ils pas que
c’est en rencontrant l’absurde que l’on découvre la vérité ?