Rencontres autour de Jean de Bernières (1602-1659)
Mystique de l’abandon et de la quiétude
ouvrage collectif
Parole et Silence, 2013
par Jean-Marc Boudier
C’est avec joie que nous accueillons la récente parution de cet important volume (593 pages !) consacré à la grande figure spirituelle de Jean de Bernières-Louvigny. L’ensemble est d’un très bon niveau et offre une documentation d’une solide érudition, donnant au lecteur un état des connaissances actuelles (éditions anciennes et modernes, travaux, recherches, etc.). L’accent est longuement mis sur certains aspects plus que d’autres, notamment sur les relations entre Bernières et Catherine de Bar (l’ouvrage paraît dans la collection « Mectildiana »…), le milieu dans lequel il a vécu ou encore son influence directe concernant les missions au Canada. Dans la présentation générale intitulée « Redécouvrir Jean de Bernières », les deux auteurs évoquent d’autres pistes de travail qui effectivement pourraient être poursuivies avec intérêt :
« Il reste pour nos successeurs à approfondir de nombreux thèmes : « Bernières et l’École Rhéno-flamande » ; « L’Ermitage fut-il un béguinage » ; « La grande diversité spirituelle d’amis collaborant à une même œuvre » ; « Bernières et Marie des Vallées » (leurs deux noms sont gravés sur la grande cloche du séminaire de Coutances fondé par saint Jean Eudes…) ; un « Bernières et Thérèse de Lisieux » et, pourquoi pas, un « Bernières et l’hésychasme oriental » » (p. 12).
Sur ce dernier point, Jean-Marie Gourvil, qui est de confession orthodoxe, a déjà commencé à donner un article intitulé « Une lecture orthodoxe du Chrétien intérieur de Jean de Bernières et du Traité de la prière de Pierre Nicole »[1]. On pourrait encore allonger la liste des recherches : « Bernières et Pierre Le Gouvello de Kériolet »[2], « Bernières au service de la Compagnie du Saint-Sacrement », « Bernières et Henri-Marie Boudon », « Bernières et Jean Aumont (et plus généralement l’ « école de l’oraison cordiale »[3]), « L’Ermitage ou les nouveaux Amis de Dieu », « mysticisme ou initiation ? », etc.
L'ouvrage est structuré en quatre parties : « Situer "Monsieur de Bernières " », « Jean et ses amis spirituels », « Jean dans son siècle », « Lire Jean de Bernières ». Pour ce qui est de la spiritualité de Bernières invitant à la « vie surhumaine » - ce qui nous intéresse le plus - on peut attirer l’attention du lecteur sur la fin de la communication[4] de Jean-Marie Gourvil : « La spiritualité dionysienne de Jean de Bernières », ainsi que sur l’étude approfondie de Dom Éric de Reviers : « Jean de Bernières, portrait spirituel à partir de sa correspondance et de ses notes spirituelles ».
Nous voulons revenir sur le problème des filiations spirituelles qu’évoque Dominique Tronc. S’il faut lui rendre hommage d’avoir su dégager ainsi de grandes lignées parmi les personnages du 17e siècle liés à l’Ermitage de Caen et montrer ainsi l’influence franciscaine et la postérité bénédictine, il pèche malheureusement aussi par un « finalisme » qui semble n’avoir pour but que de donner un prestigieux « arbre généalogique » spirituel à Madame Guyon qui focalise beaucoup son attention et dont l’épineux et réel problème de son « hérésie » ne semble pas le gêner. Sans vouloir jouer aux inquisiteurs, il faudrait quand même à un moment recadrer le débat en remettant de l’ordre dans les idées et en réaffirmant que la nécessité du rattachement ecclésial et de l’orthodoxie doctrinale pour les mystiques chrétiens n’est pas accessoire. Le problème est de savoir quel est le point de vue à adopter pour ne pas trahir (que ce soit hier ou aujourd’hui) la pensée et la fonction réelles de Bernières, sans l’instrumentaliser dans un sens ou un autre. L’ « École du Pur Amour », dont il parle pages 405-407, nous semble ainsi avoir des contours très imprécis, sorte de pêle-mêle de choses pourtant très différentes. L’auteur parle de « réseau informel », de « cercles quiétistes », dans lesquels il range Jean Aumont, qu’il qualifie d’ « auteur notable et attachant » au « remarquable ouvrage » (p. 404), d’ « auteur attachant qui mériterait d’être mieux étudié » (p. 405). Nous n’en saurons pas plus ici… Ailleurs, en l’associant à juste titre à Maurice Le Gall de Kerdu, il emploie au contraire l’expression de « deux personnages excentrés et excentriques »[5] (sic !).
Dominique Tronc rappelle ainsi avec justesse que Bernières et certain(e)s de ses ami(e)s se rattachent directement à la direction exercée par leur « père spirituel » : le Franciscain Jean-Chrysostome de Saint-Lô, fondateur d’une « Société de la sainte Abjection ». Ce dernier avait quant à lui subi l’influence d’un laïc très pieux et savant qui se nommait Antoine Le Clerc, sieur de la Forest et dont il écrira la vie[6]. Un dernier point retient notre attention : il s’agit d’une deuxième filiation (Jean Aumont - Archange Enguerrand), sur laquelle il nous laisse sur notre faim…
Malgré les efforts actuels pour constituer une édition critique de ses œuvres et étudier son influence directe ou indirecte, Monsieur de Bernières, qui se nommait dans une de ses lettres « un pauvre ermite caché dans le fond de sa solitude » (ce qui peut s’entendre au sens propre comme au sens figuré…), garde aujourd’hui encore - et gardera certainement longtemps - sa part de mystère et d’ombre[7] ; la Compagnie du Saint-Sacrement à laquelle il appartenait prônant de toute façon le secret entre « frères »[8]. Ce maître de l’oraison intérieure, rattaché à la grande chaîne spirituelle de la théologie mystique, a toujours beaucoup à nous apprendre.
n’y ayant que la pure Foi et l’abandon à Dieu qui soit son appui…
Témoignage de Monsieur de Bernières
touchant la vie et la vertu de Monsieur de Quériolet.
Entre les mémoires que j’ai pu recouvrer pour augmenter la vie de Monsieur de Quériolet, on m’en a donné un, entre autres, que j’ai cru devoir ajouter ici ; parce que c’est comme l’abrégé d’une partie de ce que nous avons dit de lui et un portrait en raccourci de sa vie et de ses pratiques, et que j’estime qu’il ne sera pas inutile pour l’édification du Lecteur et pour lui donner une idée plus grande de la vertu de notre Pénitent, partant comme il fait des mains d’un des plus grands Serviteurs de Dieu que nous ayons eu de nos jours. Ce Mémoire est tiré des écrits de Monsieur de Bernières, et desquels on a composé ce Livre admirable, intitulé le Chrétien intérieur, si fort estimé de toutes les personnes de vertu, pour les belles instructions qu’il contient. Voici donc comment ce grand homme a parlé de Monsieur de Quériolet dans les écrits qu’il a faits du temps même qu’il était encore en vie, suivant la connaissance qu’il avait eue de lui, dans une conférence qu’ils avaient faite ensemble un peu de temps auparavant. Je ne changerai rien en ses termes, afin d’être plus fidèle et de ne rien ôter à l’autorité d’un homme de si grande réputation, parce que j’y pourrais mêler du mien. Nous avons, dit-il (en parlant des voies par lesquelles Dieu se plaît à conduire les âmes qu’il chérit) remarqué beaucoup de choses qui procèdent d’une âme convertie et conduite de Dieu extraordinairement, qui seraient trop longues à écrire ; nous dirons seulement ce qui pourra nous servir dans la suite des voies de Dieu, où il faut que toutes les âmes, quoiqu’inégales en grâce, cheminent avec courage, avec fidélité et persévérance, s’y rencontrant des passages qui paraissent presque tous semblables.
Premièrement, Dieu fait passer l’âme par des lumières et des sensibilités qui semblent anéantir les passions, donnant beaucoup de facilité aux exercices des vertus et à l’Oraison. Monsieur de Quériolet fut trois ans au commencement de sa conversion dans cet état de lumière de douceur et d’assoupissement de ses passions, avec tant de facilité que rien ne lui coûtait au service de Dieu.
2. En suite de cet état, un autre suit d’ordinaire, savoir des tentations violentes, de difficultés aux exercices de piété, de confusions dans l’esprit, de lâchetés, de langueurs dans ses exercices et autres sortes de peines intérieures et extérieures, et surtout d’une croyance qu’on n’avance point dans la vertu, la nature devenant sensible plus l’on va en avant. Ici l’âme a besoin d’une grande patience, aimant les Croix que Dieu lui envoie pour éprouver sa fidélité et la purifier de plus en plus. Monsieur de Quériolet nous a assuré que la perfection de l’amour consiste à demeurer fidèle en ces fâcheux états, dans lesquels on souffre avec Jésus-Christ souffrant, et qui sont propres à cette vie mortelle, toute destinée aux combats et aux souffrances.
Les dispositions d’union douce et paisible de paix et de tranquillité intérieure semblent n’être pas de si grandes faveurs que sont ces peines, il faut les recevoir quand Dieu les donne, mais il faut aussi reconnaître que l’amour règne purement dans un intérieur plein d’angoisses et de ténèbres, de sorte qu’il ne sait bien souvent où il en est, n’y ayant que la pure Foi et l’abandon à Dieu qui soit son appui. C’est ce que dit très bien Notre-Seigneur, que Dieu ne se présente jamais pour secourir extraordinairement une âme que lorsqu’elle est abandonnée de toutes les créatures, parce que, dit-il, il est très difficile de demeurer fidèle dans cet état abandonné de l’âme. Pour en venir là, il faut beaucoup souffrir, il faut y tendre, et Dieu ensuite perfectionne l’âme.
Il dit aussi que la voie la plus courte pour trouver Dieu, c’est la Croix. Il nous déclara différents passages où il avait été se trouvant un jour très harassé du chemin, quasi mort de faim, et même des tentations de se relâcher si violentes et des impressions si vives du mal, qu’il n’en pouvait plus, et il s’étonnait qu’une personne en cet état pût subsister en Dieu avec de si rudes attaques.
Sa vocation était d’assister les pauvres, auquel exercice il a toujours eu et a encore une extrême répugnance avec une horreur naturelle des puanteurs et des saletés qui s’y rencontrent. Il ressent si fort les importunités des pauvres qu’il se trouve quelquefois si abattu et si dégoûté qu’il n’en peut plus, lui survenant de temps en temps de grandes appréhensions des travaux qu’il faut soutenir en la continuation de cet exercice. Et quoiqu’il continue sa vie pauvre et abjecte, il ne s’y accoutume pourtant point se voyant toujours plus sensible que plus il va en avant aux mépris et aux pauvretés.
Allant un jour chez Monsieur le Chancelier avec Monsieur le Gaufre, il reçut de très grandes confusions, en lui-même, de n’avoir point entré, et il dit que pour mépriser les prospérités il trouve quelque facilité ; mais pour être fidèle dans les adversités, c’est là où il souffre épouvantablement et que cependant c’est la conduite de Dieu sur les âmes, comme il nous dit de sainte Brigitte à laquelle Dieu communiquait de grandes choses, quoique néanmoins il semblait se jouer d’elle, par mille travaux et mille épreuves, où il fallait qu’elle eût une fidélité d’amour admirable. Dans ses voyages il se souvient des Saints qui ont été travaillés de la sorte, et cela l’aide beaucoup à demeurer fidèle.
Enfin la nature est quelquefois si abattue d’être appliquée à Dieu et dans le silence durant le chemin qu’il n’en peut plus. Il ne se met point en peine des plaisirs et des sensibilités de sa nature et il dit qu’il s’est trouvé quelquefois dans des occasions d’affronts, où elle entrait dans des fougues extraordinaires ; et quelqu’un lui ayant dit que saint Paul n’était pas moins admirable, tout terrassé et abattu par les tentations les plus fâcheuses, que dans son ravissement au troisième Ciel. Monsieur de Quériolet répondit qu’il n’y a rien de si doux à la nature que l’empire et qu’il n’y a point de breuvage si amer qu’elle n’avalât aisément quand il y entre un peu d’applaudissement et d’approbation ; mais quand il n’y en a point du tout, ô qu’il est difficile à boire ; il dit souvent : Si compatimur cum Christo, et conglorificabimur. Il aime le silence et la solitude aux dépens de toutes ses amitiés humaines et de ses parents mêmes ! Ses amis sont les pauvres et ceux qui servent Dieu, fuyant ceux qui n’ont que l’esprit de la chair et du monde. Sa vocation est à faire de grands pèlerinages, dans lesquels il garde un jeûne perpétuel, avec la solitude et le silence continuel, se privant de la compagnie de ceux qui voyagent comme lui, et il dit que c’est sa plus grande mortification que d’être privé de la société des hommes. Il a même renoncé à voir les Religieux de son pays avec qui il ne converse presque point, quoiqu’il aille en leur église pour prier Dieu, mais il se prive de leur compagnie et de la consolation spirituelle qu’il en recevait pour jouir plus particulièrement de Dieu seul.
Sa nature se trouva un jour si abattue qu’il en pensa mourir sur la place et, rencontrant en cet état quelques pauvres Matelots, il se soulagea un peu en parlant avec eux. Quoiqu’il fuie tous les hommes, il excepte les pauvres, qui ne le détournent point de Dieu.
Le Diable forcé par les exorcismes lui dit un jour qu’il n’y a rien qui lui soit si opposé que la pauvreté, Monsieur de Quériolet disait aussi que c’est le pas le plus difficile de la vie spirituelle que d’être pauvre, parce qu’un homme pauvre est méprisé, négligé et fui, et qu’il se trouve encore en cet état des gens bien spirituels qui ne le connaissent point. Il disait de plus que les Croix s’augmentaient plus il allait en avant, et que le désir de prier Dieu s’accroissait aussi à proportion ; que plus il avait de respect pour Dieu plus il se tenait éloigné du Saint-Sacrement dans les églises ; qu’il aurait eu de grandes lumières l’espace de trois ans sur l’amour de Dieu, l’Enfer et le Paradis, mais qu’à présent tout cela s’était éclipsé et qu’il ne faut pas néanmoins s’étonner lorsque tout cela s’en va, mais qu’il faut toujours demeurer fidèle ; parce qu’enfin il n’y a partout que Croix, souffrances, mépris et tentations.
NOTES
[1] Dans Chroniques de Port-Royal, 2009, p. 129-145.
[2] Lire Le grand pecheur converty, representé dans les deux estats de la Vie de Monsieur de Queriolet, Prestre, Conseiller au Parlement de Rennes. Par le P. Dominique de Sainte Catherine, Religieux Carme. Et les Entretiens de piété qu’il a eu avec Monsieur de Berniere. A Lyon, Chez Jean Certe, 1680, « Témoignage de Monsieur de Berniere touchant la vie & la vertu de Monsieur de Queriolet », p. 428-435.
[3] Éric de Reviers assimile à tort l’Ermitage et l’ « école de l’oraison cordiale », p 427.
[4] « Jean de Bernières, dans l’histoire sociale et spirituelle de l’époque moderne ».
[5] « Quel nom donner à cette succession dans le temps de grandes figures réunies par le même idéal mystique qu’ils donnent à leur entourage? Les expressions « Oratoire du cœur » et « École de l’oraison cordiale » apparaissent chez Bremond dans le chapitre qu’il consacre quelque peu abusivement à Querdu Le Gall (une des nombreuses figures secondaires du réseau) et à Jean Aumont précédemment cité : le prêtre breton et le « vigneron de Montmorency » sont deux personnages excentrés et excentriques aux images naïves qui plaisent au conteur de beaux récits illustrés. À la contraction en « École du cœur », nous préférons le terme « École du Pur Amour », afin d’éviter toute compromission de nature affective compte tenu du sens dévalué attribué au « cœur » depuis Rousseau et le Romantisme » (Jean de Bernières, Œuvres mystiques I, Toulouse, Éditions du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011, p. 44).
[6] Paris, Chez Georges Josse, 1642.
[7] Nous ne croyons guère en la découverte prochaine « par hasard » (comme l’appelle de ses vœux Dominique Tronc) des tomes manuscrits, aujourd’hui perdus, ayant servi à la composition du Chrétien intérieur, ouvrage posthume.
[8] Nous rappelons cette affirmation en tête des considérations générales qui servent de préambule aux statuts : « Le secret est l’âme de la Compagnie, lui seul en fait la différence d’avec les autres sociétés ; c’est en lui que consiste toute la bénédiction des Compagnies du Saint-Sacrement et il est tellement essentiel que si vous en ôtez le secret ce ne sera plus une Compagnie du Saint-Sacrement mais une simple confrérie de piété comme il vous plaira de la nommer, de sorte qu’il y doit être inviolablement observé. Le secret consiste à ne point parler de la Compagnie, de ses œuvres, de sa conduite, ni des particuliers qui la composent, enfin de ne la point faire connaître en quelque manière ni par quelque moyen que ce soit ».
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Vient de paraître
Un ouvrage essentiel où l'on découvre, au sein même de l'Église catholique, un mouvement spirituel mystérieux, relié aux sources les plus pures de la théologie mystique et dont la méthode pratique, divulguée à travers des textes d'une haute spiritualité opérative, se révèle très proche de l'hésychasme oriental tel que nous l'ont transmis les Pères du désert.
L'Oratoire du Coeur de Maurice le Gall de Kerdu, paru en 1670, manuel illustré de magnifiques gravures symboliques, est l'ouvrage majeur de cette voie de l'oraison cordiale qui prône la quête intérieure du Royaume de Dieu et la construction du Temple vivant du Saint-Esprit. L'étude brillante et novatrice de Jean-Marc Boudier se voit enrichie de nombreuses illustrations et d'un florilège d'écrits peu connus de cette authentique initiation chrétienne.
L'auteur, docteur ès lettres de la Sorbonne, médiéviste de formation, habite en Bretagne, dans la région de Saint-Malo. Il poursuit des recherches sur l'histoire du sentiment religieux, les lieux de mémoire et les textes appartenant à la tradition spirituelle chrétienne.
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