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le retour du petit soldat

Par Jmlire
le retour du petit soldat

" Un moment j'avais cru qu'il pouvait exister quelque chose comme l'idée de Nation qui soit aussi réel qu'un objet, mais j'avais tort. J'avais pas bien regardé cette petite fourmilière puante qu'est la Terre. Il y a des frontières, certes, mais elles ne servent qu'à faire gagner de l'argent aux dirigeants, parce qu'ils s'opposent toujours entre eux pour rire, et ils opposent l'intérieur et l'extérieur,et l'extérieur, c'est le Mal; ils induisent donc tout le monde de l'intérieur à s'unir derrière eux contre le mal. C'est comme ça qu'ils restent au pouvoir, les bœufs.

La dernière chose qu'il me restait à comprendre pour être un homme libre, je la comprends à cette époque; c'est que les idées ne sont pas réelles. C'est comme les romans. Il n'y a que le Sexe et l'Argent qui sont réels. Et même, avec l'Argent, on a le Sexe, tant qu'on est jeune. Donc, tant qu'on est jeune, et je suis jeune, il n'y a que l'Argent qui est réel.

Délivré de mes fallacieuses convictions antérieurs, je n'ai aucun scrupule à accepter lorsque Jacquie Gouin me téléphone pour me faire part d'une proposition d'article pour " Le Nouvel Informateur ", un hebdo de gauche où elle est journaliste. Elle voudrait qu'on fasse un texte ensemble dedans, racontant l'histoire de ma jeunesse, parce qu'elle juge que c'est un témoignage sur une époque; je suis assez d'accord. On partagerait fifty-fifty. Je causerais et elle mettrait en forme. Elle tient déjà le titre : " Le Retour du Petit Soldat ".
Ça l'emballe. Il faudra qu'on charge un peu, question de mes états de service, que ce soit l'Algérie ou les délits précédents, les activités terroristes ultérieures. Je dis pas non. je dis d'accord, à partir du moment où ça rapporte. Je peux pas dire à présent en toute franchise qu'un plan à long terme pour forger mon propre personnage a d'ores et déjà éclos dans mon cerveau, mais je suis sûr que c'est déjà ça qui me guide inconsciemment. Je crois à l'inconscient.

On commence à avoir des séances de travail. J'aime l'appartement de Jacquie. Il y a des meubles modernes et des vieilles choses campagnardes mélangées. C'est harmonieux. C'est pas comme chez moi, tout Henri II et compagnie, avec des patins. Là, il y a des trucs exotiques, et tout s'intègre. Vous avez un lézard des sables empaillé, cadeau d'un fellagha, il semble se trouver comme chez lui, posé sur le couvercle d'un moulin normand à grains, lequel révèle, si on l'ouvre, des livres de Léon Trotsky, reliés en veau. Et il y a beaucoup de bon café.

Les livres aussi sont pas pareils. Toute mon enfance dans les traités d'anatomie, les Balzac et les Troyat. Les Balzac, d'ailleurs, ils les lisaient pas.
Ici, des romans modernes, Robbe-Grillet, des choses comme ça. Assez emmerdantes, d'ailleurs. Mais surtout des vrais textes sur des vraies choses, de la sociologie, des statistiques, Lévi-Strauss, Jakobson, Paul Ricoeur, René Dumont, Castro, etc... Des faits, quoi, sur la vie réelle. Chez Lévi-Strauss, par exemple, quand il explique que des tribus indiennes étaient tellement sous-alimentées que les mecs pouvaient plus arquer, et par conséquent, quand l'explorateur se pointe, les petites Indiennes s'amènent avec toute sorte de grâces et de caresses, frustrées qu'elles sont et désireuses de se faire fourrer, ça, ça ne s'invente pas, c'est la vie toute crue, c'est réel. J'aurais aimé être explorateur. "

J-P. Manchette : extrait de " L'affaire N'Gustro " Gallimard 1971

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