Pour prolonger le premier extrait sur Valensin et Gide, voici deux autres passages des Mémoires de Pierre de Boisdeffre. En 1947, le jeune élève de l'ENA est envoyé en stage à Nice. Grâce à la mère d'un de ses amis, il assiste à la fameuse conférence de Valensin sur Platon, dont Gide parle dans son Journal.
« Elisabeth Flory vint à Nice. Elle m'emmena au Cercle universitaire méditerranéen écouter le père Valensin. Le public –composé de vieilles dames et d'officiers en retraite – me déçut, mais le père me fit grande impression. Avec sa soutane noire, son profil de vieil oiseau déplumé, son long nez, ses mains agiles, sa voix rocailleuse et pourtant mélodieuse, il ressemblait aux prophètes juifs de l'Ancien Testament –il descendait d'ailleurs du grand talmudiste de Tolède, Abraham ben Valensin. Il parlait de Platon comme s'il l'avait rencontré la veille, comme s'il avait écouté les leçons de Philolaüs et des sophistes,'comme s'il avait fréquenté les jardins d'Academos. Malgré les fiches de M. Méline, je n'avais pas compris grand-chose à l'allégorie de la Caverne. Tout devenait clair en écoutant le père. Il parlait superbement de l'amour grec, mélange d'amitié amoureuse et d'admiration entre l'éducateur et son élève sans que le sexe y eût part.Sous le jésuite mondain, un tantinet précieux, il y avait un grand esprit qui reste, quarante ans après sa mort, scandaleusement méconnu. Il ne l'était pas de ses pairs puisque Valéry le tenait pour un égal, discutant avec lui de la théorie des coniques et du calcul des probabilités. André Gide venait le voir. Roger Martin du Gard, André Billy étaient de ses familiers. A Nice, son grand admirateur était André Brincourt. Au Vatican, dans un secteur influent de la Curie, Valensin passait pour un dangereux moderniste. A la suite de sa thèse sur la notion d'immanence, on l'avait privé de sa chaire à Lyon, il s'était soumis, mais il était resté suspect, on l'avait exilé à Nice. Pendant ses années lyonnaises, il avait été le précepteur d'un jeune garçon qui allait mourir de leucémie et qu'il avait bourré de connaissances, de ferveur et de piété, c'était François d'Épinay. Interdit d'exégèse, le disciple de Maurice Blondel s'était replié sur la littérature – et sur Dante, dont il était devenu un spécialiste réputé, animateur de la Dante Alighieri. Ses études sur Valéry, sur Platon, sur les sophistes faisaient autorité; ses méditations sur l'Évangile – la Joie dans la Foi – allaient devenir un best-seller.Très vite j'allais prendre le chemin du boulevard Dubouchage. J'aimais la modestie d'une installation dont le seul luxe était les livres ; le mélange de fierté, de rigueur et d'humilité de ce jésuite. Fierté : « J'ai eu du succès, disait-il ; ce n'est pas rien, le succès. Mais un prêtre doit savoir y renoncer. » Rigueur : il corrigeait ses épreuves avec une minutie de typographe. Une virgule déplacée l'agaçait; une citation tronquée le rendait malade. Même sévérité pour les textes que je lui apportais. « II faut écrire, me disait-il, le Littré à portée de main. Corriger sans cesse, déchirer le plus possible. » Humilité : « Le père Pierre (c'était son ami Teilhard de Chardin) et moi, nous n'aurons été que des serviteurs inutiles. Nul ne saura notre nom. » Je l'écoutais, je prolongeais mes visites avec l'espoir de voir apparaître la cape et le chapeau cabossé d'André Gide, le manteau de Roger Martin du Gard. Bientôt le père sut tout de moi, il était devenu mon directeur. »
Pierre de Boisdeffre, Contre le vente majeur, Mémoires 1368-1968, Grasset, 1994 (pp.188-189)
On sait que Pierre de Boisdeffre écrira une Vie d'André Gide dont le second tome n'est jamais paru... Etrange prolongement d'une rencontre manquée en 1947, par la faute du père Valensin (qui reproduit la méfiance inutile qu'avait déjà eue Paul Desjardins quand Malraux était venu pour la première fois à Pontigny).
« Trois fois par semaine, Roger Martin du Gard venait voir le père Valensin. Le romancier était franc, rude, massif. Il n'avait rien d'un artiste; cheveux courts, costumes de bonne coupe, ongles carrés. Il fuyait la compagnie, économisait son temps et son argent. Il le pouvait, il était riche. Le Tertre était une demeure superbe. Il protégeait son intimité. On lui prêtait une vie secrète, des aventures. Sa femme était digne, catholique. Son gendre, Marcel de Coppet, gouverneur des Colonies. Il avait fait promettre au père Valensin de ne jamaischercher à le convertir, fût-ce à l'article de la mort. Le père se taisait. Il aimait cet ami athée, plus athée que Gide qui s'intéressait trop au diable pour l'être tout à fait. Mais de quoi Martin (comme l'appelait la « Petite Dame ») pouvait-il donc parler avec le père, si la religion était exclue ? Ils parlaient littérature, linguistique, poésie. Quant à moi, je n'en pus tirer que des monosyllabes. Son interlocuteur, c'était Gide. Gide et la « Petite Dame ». Le père, un peu plus tard, lui fit lire Hildebrand [le premier roman de Boisdeffre]. Son jugement fut catégorique. Ce n'était ni fait ni à faire. Les seules choses qui trouvaient grâce à ses yeux, c'étaient les impressions, les paysages. Du coup, je ne trouvais plus aucun mérite à Jean Barois.« Pourquoi tous vos amis sont-ils athées ? » demandai-je au père Valensin. En effet, presque tous l'étaient –Gide, Valéry, Billy, Brincourt, Carlo Pellegrini et Benedetto Croce... –, justifiant le courroux du père Garrigou-Lagrange, qui répétait que « Valensin était d'autant plus dangereux qu'il était un saint. Un saint de l'autre côté ».Le père toussa, s'éclaircit la voix. « N'est-ce pas, je trouve les athées, en quelque sorte, plus intéressants. Tous ont quelque chose à m'apprendre. Avec les catholiques, je me trouve en terrain connu. Et puis, ils sont souvent méchants, les catholiques ! Vous ne pouvez pas savoir les horreurs que dit Mauriac ! »Ma conversation avec Martin du Gard avait tourné court. Un peu plus tard, je devais apercevoir Gide. A six heures du soir, grand remue-ménage boulevard Dubouchage ; le concierge me dit : « M. Gide est là. Il est dans le bureau du père. » Je montai l'escalier quatre à quatre, frappai et, sans attendre la réponse, entrouvris la porte. Les deux vieillards étaient assis l'un en face de l'autre, parlant d'une voix forte, Gide avait gardé sa cape. Le père me jeta un regard effaré. Je m'éclipsai. Si j'étais reparti avec le grand homme, il ne se le serait jamais pardonné ! »
Ibid. (pp.191-192)
Quelques années plus tard, Gide louera plusieurs textes de Pierre de Boisdeffre dont « Justice pour Barrès », paru dans la revue catholique Etudes. Article auquel Gide répondra par une lettre en date du 22 mars 1949, que Boisdeffre publiera dans son Barrès parmi nous (Amiot-Dumont, 1952, pp. 172-173). En septembre 1950, Gide insiste aussi pour que la Petite Dame lise Métamorphose de la littérature de Barrès à Malraux(Alsatia, 1950), premier volume d'une série de portraits : Barrès, Gide, Mauriac, Montherlant, Bernanos et Malraux.