Liliane Giraudon : Pour te présenter, une notice
biographique récente précise : « Elle n’est ni de la caste des poètes
ni de celle des artistes »... « Cette impureté la rend
joyeuse ». Est-ce que tu peux tenter de t’expliquer sur cette
« marge » où tu sembles te déplacer ?
Frédérique Guétat-Liviani : Je ne crois pas être dans la marge. Ce que je
veux dire c’est que ce n’est pas moi
qui me mets volontairement dans la marge. Peut-être que je m’y retrouve parce
que c’est compliqué d’être tout le temps déplacée. J’essaie plutôt de trouver
le centre le noyau de mes différentes pratiques. Pas seulement
des pratiques artistiques. Des pratiques aussi de la vie quotidienne du vraiment banal. Et j’essaie de trouver
l’endroit de la rencontre entre le
ménage et le poème entre le dessin et
l’installation entre le sommeil et la
récitation.
Ce qui m’intéresse c’est « Où il est le poème ? » parce que lui aussi il se déplace tout le temps. Avant d’écrire
sur des feuilles je fais des
installations avec des objets. Des
objets qui peuvent être des lettres des
mots des vers. Cela me parait
évident. Ces installations ce sont des poèmes. On ne va quand même pas
continuer à faire comme si le livre avait un titre de propriété sur le poème.
Le poème s’écrit on sait ça mais
Où il s’écrit ?
On ne sait pas. Ça change tout le temps d’endroit. Je suis très attachée aux
mouvements internationalistes de la fin du XIX° et début du XX° siècles qui ont
lutté pour abattre les frontières fabriquées par les hommes pour dénoncer les mensonges les souffrances les guerres qu’elles génèrent. Les traités
de géographie d’Elisée Reclus sont aussi des poèmes. Et les Avant-gardes dans cette même énergie vitale ont mis à mal les frontières entre les Arts.
Alors quand je vois toutes ces fenêtres
qu’ils avaient percées se refermer je
me dis qu’il n’y a pas que les beaufs qui réclament des codes d’accès pour sécuriser leurs résidences !
Liliane Giraudon : « Le premier arrondissement »* est un titre
énigmatique. S’agit-il d’un premier cercle faisant allusion aux sept cercles ou
chapitres qui composent le livre ? Peut-on parler à partir de cette
composition d’une « installation avec les objets du langage » ?
Frédérique Guétat-Liviani : Le premier arrondissement comme les autres choses que j’écris je l’ai dessiné avant.
Quand j’ai commencé à penser à ce livre
c’est que quelque chose s’était cassé. Il y a des moments comme ça où
les choses se défont à certains moments
ça met longtemps à d’autres c’est plus brutal. Là c’était brutal. Il y avait plein de morceaux
un peu partout.
Il a fallu rassembler. La première partie
c’est un triangle isocèle il est
encore stable.
Dans les deux parties suivantes il se
sépare pour former deux triangles rectangles
il perd l’équilibre. Les trois
parties suivantes sont comme de petits triangles isocèles formés à partir des
morceaux épars. Ces six parties-là ce sont des angles et chacun de ces angles est un point de vue
de muet. Pour la septième et dernière partie
j’ai tracé un cercle qui contient
tous les angles ça empêche la
coupure des langues. Cette dernière partie
c’est elle l’arrondissement
elle fait le tour des six angles.
Et de cette façon le livre n’a
ni début ni fin. Il commence par la
fin. Le premier angle c’est le moment
où je dois quitter la rue des Abeilles.
Oui c’est vraiment une installation.
Comme celles que je fais avec du gros sel
des bols d’eau des draps brodés.
Des choses qui se mangent des choses
qui servent un peu tous les jours. J’utilise la broderie c’est ma mère qui m’a appris c’est un geste simple et répétitif comme
l’écriture. Je ne me verrais pas faire une installation qui nécessiterait un
gros budget une lourde gestion. Ce
n’est pas seulement à cause de l’argent. Ça me clouerait sur place.
Pour l’écriture c’est la même chose. Je
prends des lettres des mots je les installe sur une surface plane. Ces
mots ce sont ceux que je porte tous les
jours. Sinon écrire ce serait une activité de loisirs quelque chose de gracieux mais à côté de ma vie. Pour écrire je trie
je fais beaucoup de rangement. Je fais le vide autour de moi. Mon
repère c’est le blanc. J’enlève
énormément la page c’est le paysage.
J’installe dans l’écriture des mots complètement déplacés pour les faire
entendre ailleurs. Je voudrais rejoindre une écriture d’intempérie proche de la neige qui effacerait les seuils en brouillant l’écho.
Liliane Giraudon : Autobiographie
masquée et reportage (voyages Russie, Algérie, existences partagées, guerres et
désastres) ton livre évoque aussi ton travail éditorial, les éditions Fidel
Anthelme X « Alors ces alphabets
ces inscriptions ces rames ces cartons
ces agrafes
c’était donc cela notre
guérilla ? »
Publier est-ce l’autre manière de participer à la guérilla d’écrire ?
Comment à tes yeux s’articule le poétique et le politique ?
Frédérique Guétat-Liviani : Publier les autres c’est le verso.
Je ne vais pas me la jouer résistante
c’est très tendance cette saison !
mais je crois que c’est important de ne pas baisser les armes.
C’est difficile de trouver un éditeur
j’en sais quelque chose.
Il y a des gens qui écrivent des textes considérables mais personne ne les connaît ils n’ont pas de réseaux et leur écriture passe à la trappe. Je suis
heureuse quand je publie l’un d’eux. Et je suis encore plus heureuse quand le
livre suivant défend une écriture parfaitement étrangère à la précédente. Et
puis ce qui me plait aussi c’est la
forme que prennent les ouvrages. Ils n’ont pas exactement la forme d’un
livre les feuilles se détachent de la
couverture. Ce sont des objets très libres.
Avant les éditions Fidel Anthelme X je
le répète souvent parce que pour moi
c’est important il y a eu Intime
Conviction. C’était un non-lieu on y
creusait des trous on y cachait des
œuvres et des gens on jeûnait du monde.
La poésie était là en acte absolument.
Et bien sûr sans public puisqu’il n’y avait rien à voir rien à entendre et rien à vendre. Après on publiait les
ouvrages on les offrait par dessus le
Marché l’accès aux actes avait lieu là.
On faisait les choses qui nous semblaient nécessaires parce qu’on était jeunes mais conscients de
cheminer vers la dépouille. Parallèlement
j’ai toujours travaillé avec les enfants enfermés dans les écoles et les adultes détenus dans les institutions
carcérales et médicales. Je considère que faire ce travail est un acte
politique tout autant que poétique. (Je me souviens d’ailleurs que cette
pratique était souvent considérée comme une impureté de ma part dans le monde
sacré de la poésie !)
Je crois à la coïncidence. Au fait d’être seul et cependant ensemble.
Le monde politique devrait être une Place publique un véritable espace de négociation avec le
divers et l’inconnu. Il y a des moments dans l’Histoire où ça existe. C’est
juste avant et juste après les révolutions. Ça ne dure jamais longtemps puis les propriétaires du monde reprennent
les choses en main et privatisent la Place.
Mais quand la coïncidence disparaît du champ politique et c’est le cas actuellement elle revient en force dans le champ
artistique.
L’art la poésie ce sont des espaces publics où l’on peut
encore rencontrer l’inconnu l’étrange.
Des fois je suis très fatiguée j’ai
envie d’arrêter les éditions. Et puis je me dis que Fidel Anthelme X même si c’est petit c’est un espace public et que le fermer ce serait laisser une place de plus au
Culturel haut lieu de la manipulation
politique qui fait descendre la foule dans
la rue pour lui servir du festif à
toutes les sauces et lui répéter que
l’important c’est de participer bénévolement
de préférence !
Alors non ! Il faut écrire encore
et noyauter la langue !
Les révolutions qui en valent la peine
ce sont celles des consciences.
Et celles des planètes bien sûr.
Liliane Giraudon : La 4ème
de couverture de ton livre évoque ton « appartenance à la tradition d’une
mystique juive ». Peux-tu nous éclairer sur cette mémoire ?
Frédérique Guétat-Liviani : Sur ce point
je serai brève je dirai juste
que le premier ouvrage paru aux éditions Fidel Anthelme X sous forme de rouleau s’intitulait Poésie et Midrash et relatait les entretiens que j’avais eus
entre 1994 et 1995 avec Elie Cohen
professeur d’Hébreu biblique. Durant nos rencontres hebdomadaires à la
bibliothèque Etz Haïm nous parlions des
liens qui unissent la littérature midrashique à la création contemporaine des liens aussi entre l’arborescence de la lecture
talmudique et l’arborescence de la lecture numérique.
En déroulant ce rouleau je pense que
l’on comprendra mieux pourquoi PLP** fait référence à la mystique juive pour
présenter Le Premier arrondissement.
Pour aller vite je dirai que pour moi
les religions ont détruit l’harmonie entre l’être humain et l’univers entre le fini et l’infini. La mystique est
une réparation. Elle ne nie pas l’abîme. Elle cherche les moyens de le
franchir. Quant à la mystique juive
elle considère que le langage reflète la nature spirituelle du monde. Le
langage en lui-même porte une valeur mystique et les lettres de l’alphabet
tracent chacune la possibilité d’un autre chemin. C’est avec l’air qu’elles ont
été créées. Elles sont du souffle de la
respiration. Le grand kabbaliste Abulafia
a carrément développé l’idée d’un alphabet objet de méditation joyeuse permettant de dénouer les nœuds qui
aliènent nos âmes. Il se préoccupait tout autant de la forme des lettres que de leurs multiples combinaisons associées à leurs valeurs numériques….
Ce décorticage de la langue je le
pratique et pour moi il n’est pas uniquement un outil
d’écriture. C’est aussi un outil pour écaler le mystère de notre passage ici.
* Frédérique Guétat Liviani, Le Premier
arrondissement, éditions Sitaudis, 2013, sur
le site de l’éditeur
**Pierre Le Pillouer
©Liliane Giraudon, Frédérique Guétat-Liviani et Poezibao, août 2013