Racine carrée s'ouvre sur "il est l'heure. Finie l'heure de danser" ("Ta fête"), dans lequel j'aime voir un clin d'oeil à son précédent opus, porté par un "Alors on danse" qui a tenu une belle place dans la BO de nos vies en 2010.
Alors comme ça, c'est fini de danser, hein?
Bien sûr que non! Avec Racine Carrée, c'est un peu la même chanson que nous chante Stromae : "Ta fête" est un titre désabusé porté par un beat electro qui donne le ton de l'album qui se révèle être une chronique de l'époque, plutôt sombre, dans les tons gris-bleu, mais dont les morceaux donnent irrémédiablement envie de bouger.
Stromae n'a jamais chanté de titres joyeux.
Son credo a toujours été d'habiller des textes sombres de mélodies dansantes, jouant à fond la carte du contraste et le mélange des genres. Audacieux.
Pour ceux qui sont passés à côté, "Bienvenue chez moi" sur son premier album, "Cheese", annonçait clairement la couleur.
Sur "Racine carrée", l'artiste revendique sa singularité (Bâtard), avec un phrasé habité qui devient soudain rageux et on est obligé de se rendre à l'évidence : le cul entre deux chaises, il est plutôt à l'aise.
"Ni l'un ni l'autre, je suis, j'étais, je resterai"
Stromae dans ce nouvel album, croque ses contemporains avec une acuité qui glace le sang et fait claquer des dents.
Certes, il n'en n'est pas à son coup d'essai (souviens-toi du malaise que provoquait systématiquement l'écoute de "Dodo" ou "Te quiero") mais il excèle désormais à cet exercice.
Qu'il évoque la douloureuse question de la paternité (Papaoutai), le cancer (Quand c'est?) ou le SIDA (moules frites), on retrouve sa plume acérée et son goût pour les pirouettes. Car Stromae ne se contente pas de raconter des histoires, il travaille sur la forme autant que sur le fond et c'est peut-être ce qui le rend si intéressant.
Il multiplie les clins d'oeil, joue sur les redondances ( cf l'angoissante série de "Qui est le prochain?" sur laquelle s'achève "Quand c'est?"), ajoutant une dimension supplémentaire à ses morceaux, dont le sens n'est pas toujours littéral ("moules frites").
En osant de nouveaux tempos qui nous font voyager, Stromae inonde de soleil les ruines d'un monde malade sur lequel il nous invite à danser.
Il compose des mélodies entêtantes où l'énergie des rythmes tribaux vient se heurter à la force des mots. On le savait déjà passé maitre dans l'art de ce mélange audacieux de rire et de larmes, on découvre aujourd'hui avec plaisir qu'il explore l'éventail des déclinaisons du genre. Doux venin.
Au fil des morceaux qui défilent comme une kyrielle de tableaux, on découvre que l'artiste ne se contente pas d'égratigner, il appuie où ça fait mal jusqu'à écorcher.
Fustigeant tour à tour l'hypocrisie du monde occidental et son écoeurante condescendance pour les pays qu'il entend "sauver" ("Humain à l'eau") ou celle de ses contemporains qui masquent leur malaise derrière un vernis social étincelent ("Sommeil"), c'est lorsqu'il s'attraque au chapitre du sentiment amoureux qu'il atteint le sommet de son art.
Mes amis, soyez prévenus : "L'amour est aveugle, Stromae lui rend la vue".
Exemple parfait avec "Tous les mêmes", litanie bourrée d'aigreur :
"Vous les hommes, tous les mêmes, macho mais cheap, bande de mauviettes infidèles, si prévisibles"
Les mots d'une femme qu'on imagine blessée.
Son pendant masculin a déjà séduit en masse : La "Formidable" rupture encore fraiche noyée dans l'alcool, résonne inéluctablement comme un puissant "les histoires d'amour finissent mal" dans lequel la douleur est palpable. Etourdissant.
Même lorsqu'il évolue du côté de l'hommage ("Ave Cesaria"), c'est pour dresser un portrait réaliste de celle qu'il admire. Ainsi, sa déclaration d'amour n'oublie pas de mentionner le strabisme divergent ni l'alcoolisme notoire de la grande Cesaria Evora.
Portrait sans fard.
"Cesaria quelle belle leçon d'humilité : Malgré toutes ces bouteilles de rhum, tous les chemins mènent à la dignité"
Moderne, cette façon de voir les choses?
Pas vraiment, semble nous répondre l'artiste en reprenant à sa façon le "Carmen" de Bizet pour une mise en garde contre les ersatz de témoignages d'affection qui pullulent sur les réseaux sociaux et le risque toxique associé à une assimilation de l'amour à un produit de consommation.
Racine Carrée s'impose comme rien de moins que la chronique douce amère de l'époque.
Les mélodies dansantes y allégeant doucement le poids des mots. Le son joyeux se mariant étonnament bien avec les textes sombres, acides et percutants.
Sous des dehors légers, sur des mélodies enjouées, Stromae jongle avec les maux, sourire aux lèvres.
Il ose un excitant grand écart qui force le respect.
Bravo Maestro!