En affichant un objectif de doublement de la base monétaire, la Banque du Japon a pu conforter l'idée que les grandes banques centrales étaient engagées dans une compétition dont la gagnante sera celle qui aura injecté le plus de liquidités dans son économie. La peur d'un retour de l'inflation, suscitée par l'explosion du bilan des banques centrales occidentales, ne peut que s'en trouver accrue. Méfions-nous toutefois des apparences : le QQE (" quantitative and qualitative easing ") de la Banque du Japon diffère des QE menés jusqu'ici. Il vise explicitement à faire monter les anticipations d'inflation, puis l'inflation elle-même, objectifs que ne partagent aucune des autres banques centrales. Surtout, les politiques d'" assouplissement " menées par ces dernières relèvent plus de la " réparation " financière que de la politique monétaire à proprement parler : depuis plus de cinq ans maintenant, des deux côtés de l'Atlantique, les banques centrales se servent de leur bilan pour remédier aux dégâts provoqués par une hausse violente de l'aversion au risque.
Les achats de la Réserve fédérale sur le marché obligataire américain l'illustrent bien. Au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, le rôle du " shadow banking " sur ce marché, après s'être considérablement accru, s'est trouvé brutalement remis en cause. Ses opérateurs finançaient jusque-là leurs achats de titres en empruntant une épargne collectée par d'autres ; ils se sont trouvés soudain dans l'impossibilité de continuer de le faire. Pour rembourser ceux qui ne voulaient plus continuer de leur prêter, ils ont vendu en seulement quelques mois une bonne part - plus de mille milliards de dollars - des titres précédemment acquis. Si la banque centrale ne s'était pas portée contrepartie, le marché obligataire se serait effondré. Pour pallier la défaillance des opérateurs du " shadow banking ", la banque centrale a purement et simplement pris leur place : les titres qui jusque-là étaient portés par ces derniers sont passés à l'actif de son bilan, tandis que les prêts à court terme qui les finançaient ont conduit à la formation, à son passif cette fois, d'un montant équivalent de réserves excédentaires.
L'expansion du bilan de la Banque centrale européenne a relevé de la même logique. Elle aussi a cherché à prévenir un effondrement du système financier dont elle a la charge. A la différence des Etats-Unis toutefois, l'essentiel des financements est assuré en Europe par le système bancaire. En bloquant le marché interbancaire, coeur de ce système, la montée de l'aversion au risque menaçait de conduire à sa paralysie. Pour l'éviter, la BCE a, comme la Réserve fédérale, utilisé son bilan pour se substituer à ce marché : elle a fourni aux banques qui en avaient besoin les liquidités que celles auxquelles elles empruntaient jusque-là ne voulaient plus leur prêter. Les refinancements accordés aux premières sont venus gonfler son actif tandis que son passif augmentait à hauteur de l'excédent de liquidité des secondes. Là encore, pas une dépense nouvelle n'a été financée.
Aux Etats-Unis, la menace d'un effondrement du système financier est désormais écartée. La Fed n'en continue pas moins d'acheter régulièrement des titres sur le marché obligataire. Elle ne vise pas d'abord, comme on le pense parfois, à permettre à l'Etat de s'endetter au moindre coût : elle tente de faire que les agents privés, les ménages en particulier, puissent emprunter et bénéficier effectivement du bas niveau des taux à long terme. Pour y parvenir, elle achète chaque mois plusieurs dizaines de milliards de dollars de créances hypothécaires titrisées. Les refinancements auxquels les ménages ont pu procéder et la reprise progressive des transactions immobilières montrent que son action est, dans une certaine mesure au moins, efficace. Ce succès relatif contraste avec la difficulté que rencontre la BCE à assurer une bonne " transmission " de sa politique. Le sous-développement des marchés d'obligations privées ne lui permet pas, là où le système bancaire reste endommagé, de stimuler, à l'instar de la Réserve fédérale, l'octroi de crédits à taux bas. D'autant que, de ce côté-ci de l'Atlantique, les politiques menées par les gouvernements ne contribuent guère à pousser les agents privés à prendre le risque d'emprunter pour dépenser. S'inquiéter, comme on continue de le faire dans certains pays européens, des conséquences inflationnistes de la politique menée par la BCE est, dans ces conditions, pour le moins déplacé !