Magazine Culture
Vagabondage fluvial. Il y a toujours quelque part un fleuve à remonter, un fil de pensée à renouer. Un appétit secret appelle ce vaste lit d’eau, abondant déjà comme un récit tourné vers sa source, plongeant dans des régions de la pensée qu’on aime à croire vierges et sauvages encore. Creux métamorphique du fleuve où l’on sent se brasser de multiples leçons de choses.
Longeant le cours de l’eau, plein centre ou sur ses bords, nous réinventons la tradition péripatéticienne chère aux Anciens. Batelier ou nageur, marcheur ou écrivain, nous voilà invités à forger nos nids avec l’écume des mots, à l’image des grands oiseaux du fleuve voguant à fleur d’eau. Le texte naît sous nos yeux, contemporain de la masse liquide. Pénétrant au cœur des paysages intérieurs qu’elle suggère, notre exploration panthéiste de la nature confine au voyage initiatique. D’autres, nombreux, illustres, sont déjà passés par là, pionniers anciens d’espaces imaginaires qu’ils ont voulu féconds. Longtemps après ils nous séduisent encore et nous mettons naturellement nos pas dans les leurs.
La genèse aqueuse affronte des cours rebelles, épouse des lignes sinueuses, remonte fièrement à rebours de rapides peu hospitaliers, pour s’apaiser enfin en se lovant au creux de zones calmes et vastes où l’esprit reprend souffle. Perdant parfois son fil, elle discourt, empruntant d’improbables affluents. Penser contre et à l’envers n’est pas sans risque pour l’entendement, subitement renversé cul par-dessus tête. Le récit s’écrit là sans toit ni loi, ouvert sur l’éther, rebattu par l’indiscipline de toutes les météorologies. Il s’habite et se gonfle du génie de lieux mouvants, de paysages volages dont l’écrivain nourrit sa mémoire appliquée. Mémoire où bruissent déjà mille légendes hydrographiques, comme autant de mythes précieux confiés par notre antiquité bimillénaire toujours prête à reprendre chair. Des livres jamais scellés nous précèdent ou nous accompagnent telles de petites flammes vives éclairant le cours du fleuve et lui donnant l’aspect lisse, clair, marbré, de mers attiques où s’ébattent de fières goélettes aux voiles auriques. Moment choisi par la mythologie pour nous glisser d’inquiétantes visions de sirènes enjôleuses, femmes tentatrices et fatales avalant goulûment des marins dérisoires. Images de légendes. Des odyssées nous ont précédés, porteuses de peurs primitives devenues familières au gré de nos lectures enfantines. .../...
Abandonnant tout titre de propriété sur le paysage, le passager des eaux, novice philosophe, ressaisit le temps pour capter la valeur véritable du monde. L’univers devient sphère dont le centre est partout où croît l’intelligence. Nous foulons et refondons à chaque instant notre terre natale, en autochtones prodigues de retour au pays. Le dôme d’azur libère pour nous des espaces où l’ouverture de l’air le dispute à la puissance de l’eau. Notre pensée murmure au rythme des frissons salubres et roboratifs de l’inspir. Notre paradis est ici ou nulle part, flottant dans ces vers que nous glisse Borges :
« Se pencher sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,Et penser que le temps à son tour est un fleuve…Puisque nous nous perdons comme se perd le fleuveEt que passe un visage autant que passe l’eau »