Petit extrait de Bill deviendra Grand, roman publié il y a quelques temps. Cet extrait avait été écrit en 2008. J’ai dû adapter le texte (pour qui soit compréhensible hors de son contexte), et je n’avais qu’un BAT en pdf, ce qui n’a pas beaucoup aidé! Mais bonne lecture.
________________________________________________________________
Il avait bien fallu retourner travailler.
Le fait d’associer contrainte et travail avait surpris Bill quand il s’était réveillé le surlendemain du grand bouleversement (il n’avait pas travaillé suite à ses frasques du lundi soir), car il s’était toujours senti motivé à l’idée d’aller à FINAMOB depuis qu’il y avait été engagé. Il aurait pu parler d’ardeur, et même dans les moments les plus difficiles, comme le départ de Bernard, la nomination de Paul Plantin et autres, il n’avait jamais éprouvé la mollesse de son corps et de sa volonté. FINAMOB ne lui correspondait peut-être plus. Pourtant, il s’était décidé à se lever, se laver, se préparer pour aller remplir sa fonction dans son entreprise. Il était parti en retard, mais se souvenait d’une impression tenace et étrange : il récupérait sa pleine conscience, entrait dans le monde à nouveau, reprenait le processus de fabrication de lui-même.
Ce n’était pas l’ancien Bill qui partait travailler. Et les réactions de son nouveau moi lui étaient encore inconnues. Que ferait-il ? Comment réagirait- il à la pression, aux réactions de la nouvelle direction, aux remarques de son équipe, à ce monde professionnel qui en somme lui était connu avant? Il sentait bien qu’il quitterait FINAMOB, qu’il était enclin à suivre une autre voie, celle tracée par Henri, mais il se résolut à entrer dans le hall de l’immeuble, à saluer le gardien, à jouer de son badge pour prendre l’ascenseur, à choisir non sans hésitation le bon étage… Les membres de son équipe se réjouirent à son arrivée. Néanmoins, il remarqua une certaine perplexité ou peut-être une légère angoisse. Le désordre commençait à s’installer.
Après un jour d’absence, il avait reçu une masse de courriels dont quinze du nouveau directeur des opérations. Paul Plantin ne perdait pas son temps. Il convoquait Bill, de moins en moins cordialement, à venir dans son bureau pour « redéfinir les axes stratégiques du service ». Il était alors dix heures du matin et trois courriels avaient déjà été envoyés par son nouveau chef, le premier à huit heures trente, le second à neuf heures trente, le troisième à neuf heures quarante-cinq, et tous trois pour la même raison que les douze messages de la veille : Bill était prié de venir dans le bureau de Paul. Il semblait que ce dernier ne se déplaçait pas beaucoup, autrement il aurait vu que Bill était absent la veille. Et Isabelle, qui avait accès à sa boîte courriel, avait certainement dû le prévenir. Il demanda à son assistante pourquoi Paul n’était pas au courant de son absence. Elle lui assura avoir prévenu le directeur des opérations dès la première convocation, par courriel. Elle avait renouvelé la réponse pour chaque courriel jusqu’au cinquième, puis elle avait téléphoné, mais n’avait réussi à joindre ni Paul, ni son assistante (l’ancienne de Bernard). À la sixième convocation, elle était montée au septième étage pour expliquer de vive voix l’absence de Bill à Paul. Selon elle, il ne lui avait pas laissé le temps de le faire, en lui coupant la parole pour dire : « Écoutez Isabelle, je n’ai pas le temps de vous parler. J’ai des choses plus importantes à faire qu’à entendre les complaintes d’une assistante quand tout le service doit être repensé. Vous irez voir Liliane quand elle reviendra lundi prochain. » Selon Isabelle, toujours, Paul l’avait poussée dans le couloir, puis avait claqué la porte pour s’enfermer dans son nouveau bureau. Cette précision permit à Bill de comprendre que Paul s’était installé dans l’ancien bureau de Bernard.
Il appela le directeur des opérations. Le fait de composer le numéro de Bernard pour joindre Paul était désagréable, car ces chiffres s’avéraient atrocement associés à une fonction, non à une personne. Mais Jules n’eut pas le temps de creuser sa mini-découverte, car avant même la fin de la première sonnerie son nouveau chef décrocha.
« Ah ! Enfin ! Tu es là. Bon. Qu’est-ce que tu foutais hier bon Dieu ! J’ai essayé de te voir toute la journée !
– J’avais pris un jour de congé.
– Ah ! Tu aurais pu me le dire…
– Isabelle le savait. Elle a voulu te prévenir, mais tu ne lui en as pas laissé le temps… Elle t’a même prévenu par courriel.
– Attends, Bill, tu ne me parles pas sur ce ton. J’ai autre chose à faire que discuter avec vos assistantes. Quand vous avez quelque chose à me dire, vous me le dites à moi. Et puis, j’aimerais que vous soyez joignables quand vous êtes en déplacement. Pourquoi ton téléphone portable était éteint ?
– Je te l’ai dit, je n’étais pas en déplacement, j’avais pris un jour de congé.
– …
– …
– Je te l’accorde.
– …
– Tu peux passer dans mon bureau dans cinq minutes ?
– J’arrive. »
Bill partit sur le champ. Dans les escaliers, il se mit à rire. Paul avait été nommé l’avant-veille et se prenait déjà pour un grand chef… La situation était ridiculement décalée. Il n’était plus dans la réalité, ce n’était pas possible. La suite fut pourtant encore plus formidable. Arrivé devant la porte fermée du bureau du directeur des opérations, Jules s’aperçut, en regardant à travers la paroi vitrée située à côté de la porte, que Paul était en entretien avec J.C. l’informaticien. Comme il venait d’être convoqué, il s’imagina que l’attente serait de courte durée. Il attendit.
Chaque fois qu’il s’impatientait, il se disait que ce serait bientôt son tour, et qu’il ne servait à rien de redescendre si c’était pour remonter « dans les cinq minutes ». Au bout de trois quarts d’heures, J.C. ouvrit la porte du bureau, le regarda d’un air dépité, s’avança vers lui et murmura : « Bonne chance. »
Son entretien avec Paul pour « redéfinir les axes stratégiques du service » se déroula sur trois bonnes minutes.
« Bon, à nous deux, avait dit Paul. Comme tu le sais, je viens de prendre le management des opérations. Et je veux, pour commencer, que chaque N-1 me fasse un check-up complet de son business.
– Veux-tu que l’on en parle tout de suite ? avait répondu Bill qui connaissait ses dossiers.
– Oh non ! Fini l’ère du vague, mon cher. Je veux du formel. À partir de maintenant, toi et tes collègues me ferez un weekly report, tous les lundis matin. Une règle à respecter : trois lignes par dossier, pas plus. Par contre, pour demain soir, je veux le détail.
– Pour demain ?
– Oui pour demain. Si tu avais été là hier, tu aurais eu plus de temps, mais comme tu t’octroies des congés sans prévenir…
– J’ai prévenu.
– Tu ne m’as pas prévenu moi. Et je te demande de le faire…
– Mais lundi soir tu n’étais pas encore « directeur des opérations »…
– Attends Bill, je te prie de baisser le ton avec moi. Tu pouvais manquer de respect pour Bernard, mais les choses changent. Lundi soir, dès cinq heures j’étais directeur des opérations, et en tant que directeur des opérations, j’étais ton responsable, et en tant que responsable, j’étais censé être au courant de ton absence. Compris ?
– …
– Bon, je te laisse faire le check-up de ton service… j’attends de le lire avec impatience. Tu as une si bonne réputation… »
Bill lâcha un « Quel connard » retentissant dans l’escalier, même si la situation avait quelque chose d’amusant, tant Paul prenait sa tâche à cœur… Il avait donc constitué le « check-up » complet, aidé par Isabelle. Comme Paul n’avait pas été très précis dans ses attentes et que Bill n’avait pas vraiment envie de le revoir tout de suite, il avait décidé d’être très précis, en d’autres termes de tout mettre. Ils rassemblèrent tous les dossiers du service : Jules rédigea une synthèse pour chacun d’entre eux, ce qui était facile – il demandait à ses collaborateurs de classer leurs dossiers de façon très précise – mais très long – il y avait quarante-cinq affaires en cours. Le tout fut terminé le lendemain vers neuf heures du soir. Par acquit de conscience, il alla voir si Paul n’était pas dans son bureau, et comme ce dernier était parti, il reporta au lendemain le transport de la masse de papier qui contenait les documents originaux (il aurait été impossible de copier les quarante-cinq classeurs correspondant aux affaires en cours dans un délai si court). Il se rendait bien compte qu’il y avait de l’ironie de sa part à tout donner. Mais Paul avait bien employé ces termes : « Check-up complet. »
Son attitude fut sanctionnée le lendemain matin quand Jules appela Paul pour lui dire qu’il montait les dossiers. Son chef comprenait que Bill eût fini sa synthèse (c’était le nouveau mot) tard, puisqu’il avait commencé tard, mais il aurait pu laisser les dossiers devant son bureau pour que lui – qui arrivait à huit heures – puisse les lire avant l’arrivée de Bill – qui arrivait plus tard… Aidé par Isabelle et Maryse, il monta les dossiers. Paul les accueillit avec un air condescendant.
« C’est ça que tu appelles une synthèse ?
– Tu m’as demandé un check-up complet, alors j’ai cru comprendre qu’il valait mieux mettre les documents qui expliquaient les décisions, et…
– Ne joue pas avec les mots. Tu m’avais très bien compris. Je voulais une synthèse.
– C’est juste que nous travaillons dans l’immobilier. Les pièces justificatives sont essentielles, et dans les synthèses on y fait référence en permanence, j’ai donc pensé qu’il valait mieux les avoir sous les yeux.
– Ta ta ta… Tu ne vas pas m’apprendre ce que c’est que l’immobilier. C’est moi, le head of, je te le rappelle. Toi et tes collègues vous êtes tous pareils. Vous travaillez comme il y a cinquante ans. Pourquoi toutes ces pièces ne sont-elles pas numérisées ? Tous les dossiers devraient l’être. À partir de maintenant tous les dossiers le seront.
– Mais comment veux-tu que l’on numérise des dossiers sans avoir de scanner ?
– Voilà comment les passifs réagissent. Un peu de proactivité, bon Dieu ! Si on ne vous donne pas de direction, vous n’inventez rien. Ce n’est pas ça, un cadre. Et maintenant que c’est moi qui manage, je vais te dire que ça va changer, crois-moi. Et pour ta gouverne, j’ai envoyé un mémo hier pour indiquer que toutes les photocopieuses seraient munies de scanners, et ce dès lundi prochain. Merci de penser à les utiliser…
– Très bien. Merci de moderniser notre façon de travailler…
– Et dans deux semaines, tous vos dossiers doivent être scannés.
– O.K., mais le délai me semble un peu court. Il y a des milliers de pages à numériser, et…
– Vous avez des assistantes. Il faut bien qu’elles servent à quelque chose… Bon assez discuté, j’ai un travail, moi… »
Ainsi expédiés, Isabelle, Maryse et Bill retournèrent à leur étage. Cette fois, c’est Maryse qui s’écria : « Quel connard ». Même la discrète Isabelle s’osa à dire : « Il aurait pu nous le dire avant, non ? ». Il ne leur reprocha pas de réagir sans pour autant les encourager. La situation ne tiendrait pas deux semaines : Paul était fou, cela se saurait vite ; il ne pouvait pas en être autrement. Monsieur Steinher, l’actionnaire, serait mis au courant : il se débarrasserait de lui.
Le lundi suivant, donc, il se fixa comme tâche d’organiser la numérisation de tous les dossiers de son équipe. Mais dès dix heures, Isabelle l’informa que les trois photocopieuses de l’étage et les sept imprimantes laser (une par service) avaient été remplacées par une photocopieuse imprimante scanner. Un peu étonné, Jules alla voir J.C. qui lui expliqua que pour des raisons de productivité, l’ensemble des impressions seraient centralisées sur la photocopieuse, dont le coût à la page était trois fois inférieur à celui des imprimantes laser. Il avait été décidé en haut lieu que les services du sixième étage se partageraient le nouveau petit bijou technologique… Au ton de J.C., Jules comprit qu’il n’approuvait pas les décisions de Dieu. L’informaticien expliqua que l’utilisation du scanner ne devait pas dépasser une demi-heure consécutive, car l’imprimante ne pouvait pas fonctionner en même temps que le scanner, et sa mémoire était limitée. Tout document en attente d’impression s’effaçait après une demi-heure. Comme l’imprimante était utilisée par tout l’étage, les impressions cumulées pendant la demi-heure de numérisation nécessitaient une bonne demi-heure pour se faire… Heureusement, la numérisation pouvait s’effectuer à la chaîne en utilisant un bac spécial qui permettait de scanner en une minute cinquante pages de même format. Les documents qui ne répondaient pas aux normes devaient être reproduits séparément (il y en avait beaucoup). Un logiciel avait été installé pour gérer les documents numérisés et les remettre dans l’ordre. La seule véritable difficulté, une fois l’opération de numérisation effectuée, était de retrouver les images dans le dossier « COMMUN » du serveur…
Dans ses tentatives pour mettre tout le monde d’accord, Bill comprit que personne n’osait faire remonter le problème à Paul, et même s’il devait admettre que lui non plus ne le faisait pas, il sentait qu’il se chargerait de cette besogne à un moment ou à un autre, car toutes les plaintes du sixième étage lui étaient adressées, comme s’il semblait naturel à tous les chefs de service du sixième étage de venir lui faire des doléances en précisant : « Tu aurais dû succéder à Bernard. » Sa journée du lundi avait donc été consacrée à l’organisation de la numérisation et à la fixation des règles d’utilisation de la nouvelle photocopieuse imprimante scanner… Il se le reprocha en ouvrant sa boîte courriel le lendemain matin : Paul lui demandait pourquoi il n’avait pas envoyé le weekly report. Et il n’avait pas fini de lire le message VI (very important ?) que la sonnerie de son téléphone retentit. C’était le directeur des opérations.
« Quand je demande quelque chose, je tiens à être respecté, lui dit son chef d’un ton tranchant et sans autre préambule.
– Mais je viens de te donner les dossiers complets.
– Ce n’est pas la question. Une règle est une règle. J’attends ton weekly report pour midi.
Il raccrocha. Bill ne voulait pas en rester là. Il le rappela.
– Très bien, Paul. Tu auras la synthèse pour midi. J’ai juste une remarque. J’ai passé l’après-midi d’hier à organiser l’utilisation de la nouvelle photocopieuse. C’était l’anarchie. Comme la numérisation de tous les dossiers est incompatible avec la centralisation des impressions, serait-il possible de rebrancher les imprimantes laser, du moins jusqu’à la fin de la numérisation ?
– J’ai cru comprendre en effet que tu avais usé de ton autorité pour ça. C’est bien, mais tu es chef d’un service, Bill, et je te demande de ne pas t’occuper de sujets autres que ceux qui concernent ton service. Laisse l’optimisation des impressions aux gens compétents pour cela. »
Jules faillit demander qui étaient ces « gens compétents », mais il ne s’y risqua pas. Il recentra la discussion sur sa demande qui fut accordée. Soulagé, il raccrocha et décida de se concentrer sur son « weekly report », et comme il n’avait pour ainsi dire pas suivi du tout les activités de la semaine précédente, il appela ses collaborateurs un par un dans son bureau.
Il commença par Maryse, un peu confuse, puis Pierre, empêtré dans des détails de procédures, puis Rachida, qui comme à son habitude avait besoin d’être rassurée malgré son excellent travail… Jean entra enfin dans son bureau. Il ne restait plus que lui pour terminer la synthèse ; Bill s’en réjouissait car il savait que son collaborateur serait précis et synthétique. Il était déjà onze heures ; il ne voulait pas donner à Paul de nouvelle matière à remontrance.
Jean avait à peine commencé à parler quand Isabelle gratta à la porte du bureau pour annoncer :
« La photocopieuse imprimante scanner est tombée en panne. »
Bill s’emporta contre elle. Qu’est-ce que cela lui faisait ? Il y avait des gens compétents pour répondre à ce type de problèmes, il ne voulait plus en entendre parler… Le visage d’Isabelle se décomposa, elle balbutia que personne n’était au service informatique, qu’elle pensait qu’il aurait souhaité être au courant. Il s’en voulut et chercha alors à s’excuser mais il était trop tard. Il promit de s’occuper du problème après-midi… Il avait eu une crainte : celle de la voir se mettre à pleurer et de devoir passer encore plus de temps à la consoler. Il devait absolument finir son « weekly report » avant midi.
Isabelle, au bord des larmes, comprit qu’elle devait sortir. Une fois seul avec Jean, il inspira un bon coup et se retourna vers lui. Son collaborateur le scrutait dans un silence difficile à rompre.
« Ça va, Bill ?, finit par demander Jean.
– Oui, oui…
– C’est que… Excuse-moi de te le dire, mais tu as l’air bizarre en ce moment.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Eh bien ! c’est compliqué. Il y a une partie « visible » dans ton attitude, et une autre un peu plus floue. D’abord on ne te voit plus. Même quand tu es là, on ne te voit pas. Je veux dire : tu ne nous parles plus. Et là, tu viens nous voir pour nous demander de t’expliquer « ce que nous avons fait la semaine dernière ».
– Je sais, je sais. Ne t’inquiète pas, Jean, tout va rentrer dans l’ordre. C’est une question de temps. Paul change radicalement de méthode et je dois m’adapter. Je ne veux pas que vous soyez trop perturbé, et je comprends maintenant que j’ai fait une erreur en ne vous impliquant pas plus dans les changements… Là par exemple, je suis en train de faire un rapport d’activité de la semaine passée. C’est Paul qui le demande pour mieux suivre les dossiers.
– Pour mieux contrôler aussi. Il va mettre son nez partout, c’est ça ? Il va vérifier que nous sommes « productifs », et tout ? C’est quoi son problème ?
– Jean, ne t’énerve pas ! Paul vient d’être nommé directeur opérationnel de FINAMOB, et il va lui falloir quelques semaines avant de prendre ses marques. C’est normal.
– Mais toi, tu n’aurais pas fait ça.
– Quoi ? Que veux-tu dire ?
– Si tu avais été directeur des opérations.
– Je ne sais pas car je ne le suis pas… Restons-en là, si tu veux bien. Pour l’instant nous devons terminer le rapport… Alors, comment ont avancé tes dossiers la semaine dernière ? Si nous commencions par le bon vieux dossier des primeurs de la rue Daguerre ? »
Jean avait comblé les espérances de Bill, il avait été synthétique et précis. En sortant du bureau, il avait obtenu la promesse d’un déjeuner d’équipe pour le repas de midi. « Ce sera l’occasion de ressouder tout le monde », avait-il dit laissant Bill terminer le rapport.
À onze heures quarante-cinq, il ne restait plus qu’à relire le texte avant de l’envoyer à Paul. Ce dernier appela à ce moment précis pour faire « un point d’avancement ».
« Juste le temps de le relire et je te l’envoie, avait dit Bill.
– Bien. Je l’attends avant d’aller déjeuner. Je te propose de venir avec moi ?
– Merci pour l’invitation, mais je ne peux pas ; aujourd’hui, j’ai promis à mon équipe de me joindre à eux… On remet ça ?
– Oui, oui… Je t’appelle quand j’ai lu ton rapport.
– Avec plaisir… »
La conversation presque cordiale avait étonné Bill. Peut-être la fin du calvaire ? Pourtant c’est là que tout s’était gâté. Au moment où il ouvrit sa boîte courriel pour transmettre le rapport à Paul, une coupure de courant plongea le sixième étage dans l’obscurité et son écran émit un bruit sec et métallique avant d’expirer et sombrer dans le silence. L’image du rapport s’évanouit en même temps que l’espoir de l’envoyer avant midi. Renseignements pris auprès d’Isabelle, il s’avérait qu’ils avaient tous été prévenus par courriel dans la matinée qu’une coupure générale de courant aurait lieu à midi et demi. Bill ne l’avait bien sûr pas lu puisqu’il était avec ses collaborateurs. Et puis de toute façon, cela n’aurait rien changé : il n’était qu’onze heures cinquante, soit quarante minutes plus tôt que l’heure annoncée.
Décidant de ne pas céder à la panique, celle de ne pouvoir tenir ses engagements envers Paul, il renonça à partir déjeuner avec son équipe, leur demanda de lui remonter un sandwich, et décida d’attendre le rétablissement du courant pour envoyer le fameux « weekly report ». Après quelques minutes passées seul dans les couloirs du sixième étage – ils s’étaient vidés presque instantanément après la coupure de courant – il regretta sa décision. Que pouvait-il faire sans ordinateur et sans électricité ?
Il alla voir si par hasard la machine à café fonctionnait, mais la pauvre bête semblait avoir expiré avec la lumière. Elle gisait dans l’obscurité, encore chaude de tous les cafés produits dans la matinée. Bill ne put s’empêcher de penser « Elle se repose, la pauvre », en s’amusant d’éprouver une certaine affection pour un tel objet. Il se sentait maintenant de plus en plus seul dans la semi- obscurité des couloirs éteints. Le sentiment de solitude croissant se combinait avec celui d’avoir été assez stupide pour rester, d’avoir mis l’urgence de la remise du rapport avant celle de s’aérer avec ses collaborateurs. Et soudain, il entendit la soufflerie.
Quelque chose d’électrique fonctionnait malgré la coupure de courant. La curiosité aiguisée, Jules alla en direction du bruit, comme attiré par la dernière preuve de vie du sixième étage de FINAMOB. C’était la photocopieuse imprimante scanner. Celle qui était en panne… Elle était pourtant allumée, soufflait régulièrement un air chaud ; son écran digital produisait un halo fantastique qui attira Bill, au point qu’il commença à caresser le capot ronronnant ; elle l’avait dompté. Aujourd’hui encore, c’est le souvenir qu’il a de ce moment, celui d’avoir été dompté. Combien de temps était-il resté à s’occuper du monstre ? Il ne sait pas. Il se souvient juste qu’au bout d’un moment, il avait pris conscience de la situation, reculant brusquement, horrifié par le vide qui l’avait envahi à l’approche de la machine. De loin, il avait regardé le halo de lumière, puis s’était mis à rire de la peur qu’il venait de ressentir pour une photocopieuse qui, même alliée à une imprimante, un scanner, et une technologie de pointe, restait une machine assujettie à l’homme. La situation était de plus en plus comique. Le courant du sixième étage avait été coupé, et la machine supposée être en panne restait allumée… « Où va le monde ? » s’amusa à s’écrier Jules.
Il partit en direction du septième étage, imaginant qu’il pourrait toujours croiser Paul et demander un délai supplémentaire, mais là encore il ne rencontra personne. Tout le monde était certainement parti déjeuner. Un peu dépité, il se demanda ce qu’il pourrait faire, et comme la coupure avait été annoncée par le service informatique, il imagina qu’il trouverait J.C. au cinquième étage, dans le local qui abritait les serveurs. Il partit donc chercher de la compagnie.
Dans les escaliers, Jules pensa que Paul comprendrait le délai supplémentaire imposé par les circonstances. Il se rassura et s’amusa presque de son inquiétude démesurée. Tout allait s’arranger, il en était convaincu. Il s’adapterait, et si les méthodes de la nouvelle direction s’avéraient radicalement différentes de celles de Bernard, n’avait-il pas à y gagner, lui ? Il devait reconnaître n’avoir considéré son activité professionnelle que sous l’angle proposé par son ancien mentor. Aborder une nouvelle façon de voir lui donnerait l’occasion de se dépasser, de montrer sa capacité à s’adapter, d’améliorer ses compétences… Il avait vraiment pensé à cela pendant qu’il descendait les escaliers. Il s’était attaché à l’idée qu’il pourrait surmonter cette petite épreuve imposée par les évènements.
Les cinq membres de l’équipe informatique s’activaient effectivement dans le local du cinquième étage. Ils devaient changer le serveur principal avant quatorze heures. La coupure générale était liée à cette opération, car les circuits électriques de FINAMOB avaient mal été conçus et personne n’avait jusqu’alors signé l’investissement de « découplage » ; Bill ne chercha pas à comprendre le terme mais J.C. paraissait assez angoissé par la difficulté de la tâche délicate, et il s’inquiétait de la relance du serveur qui se ferait sans phase de test. En temps normal, l’équipe serait revenue un samedi pour installer le nouveau serveur et faire tous les tests liés, mais Paul avait imposé le changement de serveur dès réception, ce mardi. Chose étrange, l’équipe informatique venait de lui être rattachée, ce qui semblait complètement absurde à JC. Bill ne s’en étonna pas. Au fond, il n’en était plus à chercher une logique à ce qui pouvait se passer chez FINAMOB. Le directeur des opérations n’avait rien voulu entendre sur les risques. « C’est lamentable, précisait J.C., on risque de tout planter. Pourquoi ? Je te le demande ? Pour ne pas payer des heures supplémentaires… Ils vont tout foutre en l’air avec leur obsession des profits. » Il avait donc été décidé de commencer les opérations à midi trente pour ne pas trop gêner les autres services. Pourtant, Paul avait appelé J.C. pour lui donner l’ordre de couper le courant immédiatement avant midi. Le responsable informatique s’y était opposé, mais devant l’énervement du directeur des opérations il avait fini par plier…
Une nouvelle raison d’ébranler Bill. Paul avait demandé la coupure générale juste après leur conversation téléphonique, donc conscient des conséquences sur l’envoi du rapport ! Était-ce du harcèlement moral ? Que voulait-il ? Pousser Bill à la faute ? Cette fois, il ne put contenir sa rage. Il remonta au septième étage dans le but d’attendre Paul et de le remettre définitivement à sa place.