J’ouvre le journal. Huit heures d’attente pour récupérer son masque à gaz aujourd’hui. Il y a de ces choses qui m’échappent. Presque tous nos voisins s’entretuent entre eux mais on doit quand même se taper la queue à la poste.
Au travail, c’est l’obsession ces temps-ci.
- Et comment on fait si on n’a pas d’abri ?
- Moi je vais aux toilettes, c’est le seul endroit où il n’y pas de fenêtres.
Je réfléchis quelques secondes et approuve. Oui, les toilettes, définitivement. Enfin, soyons clairs, si on est assez malchanceux pour recevoir une roquette, on est de toute façon très mal barré, fenêtres ou pas dans les toilettes.
Par ailleurs, aujourd’hui, la question du lieu de l’abri, c’est déjà has been. Aujourd’hui, pour être dans le move, il faut parler gaz sarin and co.
Faut-il ouvrir le masque à gaz ?
Je maintiens que non, c’est même marqué sur la boîte. Ça fait presque un an et demi que je suis allé chercher mon masque à gaz et je ne l’ai jamais ouvert. Il paraîtrait que le filtre a une durée de vie limitée.
- Et la seringue ?
- Quelle seringue ?
- Celle des premiers soins, voyons !
Pause, il me faut une pause.
L’hystérie soudaine ambiante me rappelle vaguement l’opération à Gaza de l’an dernier. Un an plus tard, Tel Aviv n’a toujours pas assez d’abris. Sur Facebook, des rigolos demandent au maire de rendre gratuits les vélos publics en cas d’attaque, pour compenser cette indécence au pays du tout sécuritaire. Pas si fou.
Le gaz est partout. Les photos me hantent, ces gosses étalés au sol, la bave qui coule, condensée, blanche. Les polémiques, éternelles. C’est Assad, c’est sûr, c’est lui, non je crois que c’est un coup monté des rebelles. Ah non, c’est le complot américano-sioniste. Si, si, c’est écrit dans les commentaires du journal Le Monde et personne ne s’émeut. C’est que ça doit être possible…Ah ces sionistes.
Ils sont partout et j’ai besoin de faire une pause.
Mais je continue de lire des articles sur internet. Des femmes journalistes prennent des notes à même le sol en Iran tandis que les hommes sont assis sur des chaises. Nouvelle polémique. L’agence de presse iranienne réplique sans tarder : il n’y avait pas assez de places, la preuve, il y a une femme assise tranquillement au milieu de ces dizaines d’hommes. Et puis ce sont seulement des dactylos, celles qui sont à terre. Seulement. Bon on ne va pas chipoter, de toute façon on ne les distingue pas les unes des autres avec leur burqa. Calmons nous, tout ceci n’est que culturel.
Une pause please.
Mais je continue, je ne m’arrête plus. Mannings est un transsexuel et veut qu’on l’appelle Chelsea désormais. Oui, évidemment, on s’en serait douté. Julien Assange est accusé de viol et Snowden est homo. Voilà, tout s’explique. Il ne fallait pas tant s’émouvoir de Prism, voyons donc.
Je rentre, enfin.
"Aujourd’hui, je vais t’apprendre à mettre ton masque à gaz, et n’essaies pas de me dire que tu es trop fatiguée pour ça". Merde. Il voit la guerre partout, j’en peux plus du Krav Malga et des anecdotes de parachutistes.
Pause, je veux une putain de pause
"Bon, c’est le filtre que tu ne touches pas mais il faut que tu sois prête "au-cas-où" ok ?" Ok. Je fais l’idiote, prépare une vidéo pour mes amis en France. Allez, au moins ça, juste une vidéo Instagram si on joue à la guerre. Il râle, c’est très sérieux paraît- il…et je suis encore trop lente pour resserrer les sangles. Je recommence, trois fois. Sept secondes, il chronomètre très précisément. Ca va, tu as enfin pris le pli, tu peux ranger ton masque.
Allez, la pause.
Je veux regarder un beau film, j’en ai assez des comédies et des essais conceptuels d’auteurs qui ne seront jamais connus. Ok pour Cold Mountain donc…sauf que la guerre de sécession, ce n’est pas joli-joli. Je fais semblant de regarder le film pendant les scènes de violence. C’est une technique que j’ai rodé depuis longtemps. Personne ne sait que j’ai peur et ne se doute que mon regard transperce l’écran sans voir. C’est mon secret.
J’essaie de faire une pause.
E. rentre de la fac, elle essaie de m’expliquer le dernier papier qu’elle a rendu sur la Syrie et tout ce que ce conflit implique, Kurdes compris. Je me concentre…
Et si on faisait une pause ?
Je crois que j’ai envie de lire. Ça fait deux mois que Djihad de Kepel erre sur ma table de nuit. Page 152, peut mieux faire.Tiens, le succès de l’année, 50 shades of Gray…Mais c’est une très mauvaise idée. Et dire que c’est l’auteur la mieux payée du moment…On est mal, très mal.
Pause, il me faut juste une pause et ça ira.
Je retourne bosser. Sur mon ordi, la photo de la femme de Assad et son bracelet bleu qui permet de compter les calories et les heures de sommeil s’affiche. Tiens, c’est mignon ça. 100 000 morts à cause de son mari mais elle est blonde et elle a un joli bracelet.
Pause, pause, pause.
Pause.
Pause.
Pause.
"Mi unicornio azul ayer se me perdió…"
Il chante le cubain, il chante et je ferme les yeux, je me perds dans cet espagnol qui résonne encore sans me délivrer tous ses secrets. Je ferme les yeux et la voix du troubadour m’emporte au loin, loin, très loin…