En 1887, le pont de Clichy comportait trois arches qui s’appuyaient sur l’île des Ravageurs puis sur l’île de Robinson. Le pont a été reconstruit et les îles ont disparu en 1975.
Voici la première arche, entre la rive Argenteuil et l’île des Ravageurs.
Les quais de la Seine au Pont de Clichy (5A)
Van Gogh, 1887, Collection particulière
C’est cet emplacement qu’à choisi Vincent, pour une de ces contre-plongées qu’il affectionne, cumulée avec une composition en diagonale à la Seurat (voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade).
La diagonale détermine une harmonie de couleur restreinte, mais raffinée : vert et jaune lumineux sur la gauche, gris métallique de la Seine, du pont et du ciel sur la droite.
On distingue, au dessus du talus, les toitures de deux petits immeubles, alors isolés, qui flanquaient le pont (et qui existent encore de nos jours).
La Seine et le Pont de Clichy, 5B
Van Gogh, 1887, Wallraf-Richartz Museum, Cologne
Même arche, vue d’en face, depuis l’ïle des Ravageurs dont on voit les roseaux au premier plan. La gamme de couleur est tout aussi restreinte : ocre pour les murs et la terre et sa couleur complémentaire, le bleu pour tout le reste.
Dans l’immeuble de gauche habitait une Comtesse De La Boissière, dont Vincent parle avec chaleur dans une lettre à Théo datée de l’année suivante (20 mai 1888), et à laqulle il aimerait donner quelques tableaux. A première vue, il semble que seul cet immeuble se reflète dans l’eau, et qu’il manque le reflet du pont.
Il n’en est rien : en retournant le tableau, on ne peut qu’admirer comment l’extrême liberté de la touche se combine avec la précision optique…
La pêche au printemps
Van Gogh, 1887, Art Institute, Chicago
62 Van_Gogh_La pêche au printemps_Pont_de_Clichy_1887Cliquer pour agrandir
Nous voici à présent à mi-Seine, probablement dans l’Ile de Robinson, avec en face la rive droite côté Clichy.
Le pont et la barque
Deux barques sont à l’amarre, chacune est bloquée par deux branches directement enfoncées dans le fond. Les deux branches de gauche établissent une continuité visuelle entre le pont et la barque, comme si celle-ci venait « fermer » l’arche, à la place du reflet manquant.
Le pêcheur immobile, doublement protégé du monde dans sa barque et dans son île robinsonnesque, apparait comme l’antithèse des piétons indifférenciés qui se hâtent sur le pont.
Les troncs et les barques
Une autre astuce formelle justifie peut être le point de vue choisi, et surtout la présence imposante de l’arbre qui occupe tout le côté gauche de la composition. On voit vite que le V formé par les deux barques imite le V des deux jeunes troncs. On remarque ensuite que chacune des barques est en contact visuel avec un des deux troncs brisés. Enfin l’idée nous vient que les deux embarcations, symboliquement, pourraient remplacer les deux troncs manquants :
comme si les deux vieux troncs tombés dans l’eau s’étaient reconstitués en barques.
L’homme assis à ne rien faire dans une des deux barques, près du point focal de ces métamorphoses, peut tout aussi bien être un pêcheur, comme le dit le titre, qu’un bûcheron, ou bien un magicien des Iles…
Et le « printemps » du titre peut tout aussi bien désigner, plutôt que la saison,
le processus qui remplace les vieux troncs par des neufs.
Quai de Clichy Opus 157 (5E)
Signac ,1887, Baltimore Museum of Art, Maryland, USA
70 Signac -Quai-de-Clichy-1887Cliquer pour agrandir
Finissons de traverser le pont de Clichy : pour boucler notre promenade, nous allons maintenant revenir par la rive droite.
Premier arrêt à quelques centaines de mètres, avec un Signac totalement pointilliste. Au fond à gauche, un omnibus rappelle, toujours pédagogiquement, que le pont de Clichy est routier.
La barrière métallique
La barrière métallique, à gauche, signale que nous sommes au début du quai où sont implantés les pontons de déchargement : le monde industriel, en contrebas, est totalement éludé de ce paisible paysage de banlieue.
La perspective
La route écrasée de soleil est quasiment déserte, sauf un cycliste ou un piéton minuscule au fond, presque parvenu au pont. La rigueur de la perspective accentue la sècheresse et la nudité du décor (le point de fuite se situe au bout du trottoir sur lequel s’est placé le peintre).
Les jeunes arbres
Des arbres maigres ponctuent cette profondeur. Récemment plantés, ils promettent, dans quelques années, une promenade ombragée. L’un deux, celui qui se trouve à l’angle de la rue, est protégé par une armature métallique : peut être risque-t-il plus que les autres d’être heurté par un véhicule qui sortirait du garage, derrière la palissade.
Or toute cette belle rationalité va se trouver déjouée par de minuscules anomalies…
Le soleil de midi
Les arbres ont des ombres bleu électrique, la couleur complémentaire de l’ocre de la route. Signac les a dessinées avec toute la précision possible compte-tenu du pointillisme, et les a faites courtes, pour indiquer un soleil haut. Or seules celles des deux arbres du premier plan sont exactes : plus loin, elles partent dans tous les sens comme des garnements cachés derrière les bons élèves : un arbre semble même avoir deux ombres, et celle des poteaux de la barrière métallique part carrément à l’horizontale.
Erreurs vénielles de dessin ? Volonté de faire naïf ? Ou bien faut-il comprendre que, quand les hommes ont le dos tourné, le soleil de midi fait ce qui lui plait ?
Grue du charbon. Clichy (5F)
Paul Signac, 1884, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow
Continuons à revenir vers les ponts d’Asnières : nous venons de dépasser le ponton de déchargement (on voit deux piles d’acier bleu métallique). Deux grues à vapeur juchées sur un échafaudage de poutres semblent les vestiges d’une époque antérieure.
Neuf ans après le tableau de Monet, les coltineurs ont été définitivement remplacés par les machines.
Quai de Clichy (5G)
ou La Promenade sous la neige, à Asnières
Émile Bernard, 1887, Musée du Prieuré, Saint-Germain-en-Laye
En 1887, l’échafaudage de bois a disparu, ne restent plus que les six piliers métalliques du ponton. Les formes indistinctes au pied des piliers doivent être des péniches, leur taille minuscule accentue le gigantisme de l’ouvrage. En haut, deux grues à vapeur fument. C’est l’hiver sur le quai de Clichy.
Un homme en toque et tablier bleu vient vers nous, sa femme à son côté. Peut être des chiffonniers : mais quels chiffons peut-on trouver dans le neige ?
Derrière, on croit reconnaître un cheval détaché, une charrette et un homme à côté, mais la scène reste énigmatique.
Pourtant, quelque chose dans le tableau nous semble familier…
Il est possible (mais pas certain) que ce tableau ait été conçu par Bernard comme le pendant de celui par lequel nous avons commencé notre parcours :
- même saison,
- même superstructure métallique sur lequel est juché une machine fumante,
- même composition en diagonale…
Si c’est bien le cas, le couple de promeneurs qui partaient vers le pont de Clichy, dans le premier tableau, vient de rentrer par l’autre rive.
Tout comme nous…