De la gare Saint Lazare à la gare d’Asnières, quelques minutes de train : et voici déjà les plaisirs de la Seine, du nautisme et de la ballade. Rien d’étonnant à ce qu’un jeune peintre de 24 ans soit venu, dans cette banlieue à la mode, trouver l’inspiration pour sa première grande composition : destinée à faire un tabac au Salon de 1884, elle y fera un four, n’y étant même pas admise…
Une baignade à Asnières
Georges Seurat, 1884, National Gallery, Londres
Seurat 1884 Baignade à AsnieresCliquer pour agrandir
Un emplacement précis
Seurat a choisi de représenter un point de la rive côté Asnières, où un effondrement du talus constitue une petite plage, et où par ailleurs l’eau est peu profonde, comme le montre le banc de végétation qui affleure. Au fond les ponts d’Asnières, les usines de Clichy, et en face non pas l’autre rive de la Seine, mais le bout de l’Ile de la Grande Jatte.
Tous ces éléments du décor sont clairement présents dans un des nombreux « croquetons » préparatoires que Seurat peignait directement sur le motif.
Une réalité recollée
Le tableau de grande taille (2m x 3m) a été fait en atelier, en assemblant de nombreux croquetons (13) et dessins (10) pris sur le vif, qui ont tous été conservés. Ils permettent de constater que la conception de l’oeuvre a été tout sauf linéaire : les personnages ont beaucoup varié, Seurat a un moment développé le thème de chevaux se baignant, avant s’y renoncer ; il a même pensé à un arc-en-ciel. Le tableau final est donc issu d’une élaboration par tâtonnements, guidée par des considérations formelles d’harmonie et de simplification, plutôt que par le suivi d’une intention précise.
Une inspiration possible
Une autre grande machine, produite deux ans plus tôt par un peintre au sommet de sa gloire, a peut être stimulé le jeune artiste.
Doux Pays
Pierre Puvis de Chavannes, 1882, Musée Bonnat, Bayonne
Effectivement, il y a des similitudes :
- même composition diagonale divisant la terre à gauche, le ciel et l’eau à droite ;
- même jeu sur le degré de nudité : vêtu, demi-nu et nu côté Antiquité - vêtu, demi-nu et en maillot de bain côté Modernité ;
- même systématisme sexuel : que des femmes chez les Grecs, que des hommes chez les Gaulois.
Il est remarquable que Seurat, compte tenu des hésitations et des évolutions incessantes qu’a connues son projet, ait finalement retenu une solution aussi proche de celle de Puvis : même nombre de personnages (sept), parmi lesquels on distingue deux groupes de trois, et une figure tutélaire : la « mère », debout dans sa tunique ; le « père », couché en chapeau melon.
Le décor et les personnages
Mais la comparaison est plus fructueuse sur les différences que sur les ressemblances. Chez Puvis, les personnages sont aboutis et le décor est stylisé, convention graphique qui escamote les petits problèmes de réalisme : par exemple, pour ces idéalités, pas besoin d’ombres portées. De plus la composition se déploie latéralement : pas de problèmes de perspective.
Le paysage et les personnes
Chez Seurat en revanche, la méthode de composition par collage conduit à disposer des personnages aboutis sur un décor tout aussi abouti. Même si les deux ont subi un processus d’épuration et de simplification, reste qu’ils se situent au même degré de réalisme.
Du coup, certaines difficultés apparaissent. Ces personnages, ou plutôt ces personnes, ont des ombres bien marquées : elles montrent que le soleil n’est pas très haut, nous sommes au début d’une belle matinée d’été (la rive côté Asnières est exposée Sud-Est). Mais le chien, rajouté après coup, a une ombre nettement trop courte par rapport à celle du jeune homme assis.
De plus, la scène se déploie dans la profondeur : et l’homme couché, au premier plan, est lui aussi trop court par rapport à la taille du jeune homme assis.
Ces gaucheries, qui contrastent avec l’évidence d’une composition très structurée, élaborée comme un théorème, contribuent à une sorte d’inconfort interprétatif : jusqu’à quel point est-il licite de confronter l’inexpérience du jeune peintre à ses hautes ambitions intellectuelles ?
L’effet de mystère
Ce qui est certain, c’est que le côté énigmatique de la « Baignade » résulte directement de ses conditions de production. La méthode du collage force notre oeil à un double travail d’analyse : voir le tableau comme un autochrome impressionniste déployant toutes les nuances colorées d’un après-midi au bord de l’eau ; et en même temps, comme une frise hiératique, quasiment égyptienne, avec tous ces profils figés. On peut ajouter par ailleurs un troisième oeil propre aux érudits : car certaines postures semblent être des citations plus ou moins intentionnelles d’oeuvres d’Ingres et de Flandrin.
A côté de ce mystère massif, produit constitutivement par la méthode Seurat, le tableau recèle quelques énigmes secondaires : des cerises sur le gâteau.
L’énigme du canotier en trop
Il pourrait appartenir au baigneur vu de dos, qui est peut être un rouquin tête nue. Mais le tableau suggère fortement que les deux baigneurs sont des enfants et sont coiffés du même bonnet rouge.
D’où l’idée qu’il pourrait bien y avoir, comme les mousquetaires, un quatrième baigneur, un adulte, auquel appartiendrait ce canotier. Et que ce baigneur en hors-champ serait celui vers qui tous les regards se tournent, celui que hèle et encourage l’enfant au chapeau rouge, avec ses mains en conque.
Peut-être s’agit-il d’un grand frère intrépide qui, rivalisant avec le canot des bourgeois, a déjà traversé le fleuve et pris pied sur La Grande Jatte ?
Le hors-champ modéré
L’éventualité que le sujet du tableau puisse se dérouler en hors champ ne vient pas immédiatement à l’esprit, tant la composition semble solidement construite et auto-suffisante. Tout se passe comme si Seurat sacrifiait à cet effet moderne du hors-champ – que la photographie venait juste d’acclimater en peinture – tout en le déniant, en le déminant :
un hors-champs en hors-champ, pourrait-on dire.
Ainsi le côté paradoxal du tableau proviendrait d’une volonté généralisée de modération, de sous-jeu :
- le réalisme du paysage est mitigé par la touche vaporeuse,
- la découpe à l’emporte-pièces des silhouettes est mitigée par la subtilité des couleurs.
Le hors-champ se propose sans s’imposer.
L’énigme du bateau d’aviron
En bas à droite, l’enfant qui hèle au bord du cadre constitue l’appel de hors-champ le plus manifeste. Mais juste au dessus, une embarcation élancée, portant un unique rameur, est coupée par le bord du tableau. Les commentateurs qui la mentionnent disent qu’elle va rentrer dans le champ. Or il s’agit manifestement d’un bateau d’aviron sans barreur, et le rameur est à contresens de la marche. Comme le confirme d’ailleurs le trait blanc du sillage sur la gauche :
le bateau va non pas entrer, mais sortir du tableau.
Le grand avantage du hors-champ, c’est qu’il est prolifique. Une seconde théorie se présente à l’esprit : ce que tout le monde regarde, ce n’est pas un nageur intrépide, mais tout simplement une course d’aviron qui vient de passer.
L’énigme du bachot
Tant que nous en sommes au sens de la navigation : la bachot qui porte le couple de bourgeois endimanchés, l’homme en haut de forme et la femme à l’ombrelle, va-t-il vers l’île, ou en revient-il ?
La forme symétrique du bateau ne nous aide pas : le drapeau tricolore peut tout aussi bien être à la proue qu’à la poupe. De même, le geste du batelier est ambigu : la tige qu’il manie n’est pas une godille (qui ne s’emploie pas latéralement) ; ce n’est pas non plus une gaffe (la Seine est bien trop profonde). Ce doit donc être une rame unique, qu’il plonge alternativement d’un côté et de l’autre.
La solution vient, ici encore, du sillage : le trait blanc, bien visible sur la gauche, indique que le bachot se dirige vers l’île : poursuivant, en bien plus lent, le bateau d’aviron fugitif, ou le nageur hypothétique.
Le sens du vent
En y regardant mieux, on remarque que toutes les voiles indiquent le même sens de navigation : vers la droite, autrement dit à contre courant. C’est d’ailleurs ce que confirme la fumée noire qui s’échappe d’une des cheminées de l’usine : un vent léger souffle vers la droite, vers le Sud Ouest, permettant de remonter la Seine.
L’énigme de la fumée blanche
De même qu’il faut un moment dans l’obscurité pour que l’oeil s’accommode aux étoiles, de même il faut un certain temps de contemplation pour se rendre compte que ce tableau qui semble si statique, figé dans son éternité de fresque, regorge de petites mobilités discrètes.
La dernière que nous découvrirons est cette fumée blanche au ras du pont de chemin de fer, qui signale un train passant dans l’autre sens, de droite à gauche, donc venant de Paris. On imagine cette nouvelle cargaison de citadins venus se mettre au vert qui vont débarquer à la gare d’Asnières, au fond à gauche, puis suivre la berge jusqu’à venir se mêler à nos baigneurs.
L’énigme de l’attraction cachée
Ainsi, même ce train qui va visuellement à contre-sens est intégré dans la circulation générale du tableau, selon laquelle le bord gauche tend à se déverser vers le bord droit : non seulement la pente du talus, mais l’ensemble des élements semblent pris dans cette inclination irrésistible.
Quelle est donc l’attraction cachée qui justifie cet « appel de l’île » auquel tous les phénomènes se plient : les regards, les bateaux, même le vent ?
Une baignade à Asnières
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1884, National Gallery, Londres
Un dimanche après-midi à l’Ile
de la Grande Jatte
1884-1886, Art Institut, Chicago
Seurat 1884 Un dimanche après-midi a lUn pendant célèbre
Il suffit de mettre en parallèle ces deux chefs d’oeuvres de Seurat pour comprendre que le sujet caché qui complète la « Baignade », c’est tout simplement « Un dimanche après-midi à l’Ile de la Grande Jatte », commencé la même année 1884 mais terminé deux ans plus tard.
Même taille, même composition diagonale, mais symétrique. Les deux tableaux ont été conçus comme des pendants :
- la terre ferme contre l’île,
- le coin-baignade des jeunes gens contre le promenoir des couples,
- la début de la matinée contre la fin de l’après-midi.
Il est même probable que, depuis le second tableau, on puisse voir sur la rive d’en face le point d’où a été peint le premier !
Ainsi les femmes de la rive droite renvoient vers la rive gauche les regards que les célibataires leur portent, ce qui est dans l’ordre des choses.
Et ceux-ci regardent passer les bateaux qui partent vers l’île comme autant d’embarquements pour Cythère…
Le plus étonnant est que, dans les deux tableaux, les bateaux circulent physiquement dans le même sens, à contre courant de la Seine. Mais visuellement, la différence des points de vue est conçue pour que, mis côte à côte, les esquifs convergent les uns vers les autres. Et le soleil de l’été trône au milieu.
Comme si la Seine, divisant les populations des deux rives, les réunissait tout de même par la poésie combinée des petits bateaux, des regards lointains, et de la lumière des dimanches.