Il est des romans qui, une fois la dernière page tournée, laissent un moment perplexe. Non qu’on cherche à savoir si on a aimé ou non, mais juste parce qu’il faut ce court temps de réflexion pour remettre tout en place, à commencer par ses esprits. Le roman du jour entre parfaitement dans cette catégorie, tant il s’est passé de choses dans ces 500 pages et tant on se demande comment tout cela doit s’agencer. Ne soyez pas inquiet, ce n’est pas un roman complexe, non, juste un roman surprenant avec plusieurs trames qui s’entrecroisent. Je vais d’ailleurs classer ce roman dans deux catégories différentes, car je n’arrive pas à me décider : il sera donc à la fois un thriller et un roman fantastique, voilà, qu’on se le dise ! Bienvenue à « Niceville », nouveau roman de l’iconoclaste Carsten Stroud, publié en grand format au Seuil. Une plongée, comme le titre de ce billet l’indique, au cœur de ce vieux Sud des Etats-Unis, rempli de légendes et d’Histoire, mais, en l’occurrence, plein de mystères et de violence…
Niceville, petite ville de Georgie, je pense, ou d’un Etat voisin. Une ville du sud des Etats-Unis, comme toutes les autres. Ou presque. La ville a été fondée en 1764 par quatre familles, les Walker, les Cotton, les Teague et les Haggard. Une ville qui a connu une certaine grandeur et prospérité jusqu’à la guerre de Sécession avant de se replier sur elle-même.
Géographiquement aussi, Niceville n’est pas une ville tout à fait comme les autres : un partie de la cité est construite à l’ombre d’une haute falaise, le Mur de Tallulah, qui se dresse de façon surprenante, seul relief de la région. Au pied de cette falaise, une déclivité très profonde, surnommée la Fosse du Cratère, avec en son cœur, un lac d’une profondeur insondable et aux eaux toujours noires…
L’endroit a de quoi inspirer toutes sortes de rumeurs et de légendes, et l’on dit que, même avant la fondation de la ville, le lieu était considéré par les tribus indiennes de la région comme un endroit maudit… Un chiffre paraît conforter cette idée : à Niceville, le nombre de disparitions inexpliquées est bien supérieur à la moyenne nationale…
C’est d’ailleurs par une disparition que commence le roman. Celle d’un garçon, disparu sur le trajet entre l’école et la maison. Il s’appelle Rainey Teague, il appartient donc à l’une des familles fondatrices de Niceville et son histoire est tout juste croyable : lorsque Nick Cavanaugh visionne les images enregistrées par la caméra de vidéosurveillance d’un magasin de la rue principale, là où l’enfant aurait été vu la dernière fois, il n’en croit pas ses yeux…
Car Rainey Teague s’est littéralement volatilisé… Un instant, il apparaît sur une image, regardant quelque chose dans la vitrine d’un antiquaire, quelque chose qui semble le surprendre, l’effrayer, et, l’image d’après… plus personne… Un vrai tour de magie… La seule piste ? Un étrange miroir, que l’antiquaire avait acheté à une des vieilles familles de la ville et mis en vitrine…
Rien de bien probant, donc… Mais une situation qui va mobiliser les forces de police locale pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu’on retrouve Rainey Teague dans des conditions là aussi inexplicables, en tout cas pour des êtres dotés de raison… Une affaire qui ne sera pas élucidée et qui aura des conséquences terribles pour la famille Teague.
Un an plus tard, alors que Niceville semble une nouvelle fois s’être assoupie dans la moiteur et a chaleur lourde du Grand Sud, elle va se réveiller brusquement, violemment… Toute une série d’événements vont se produire coup sur coups, semant la panique parmi les policiers locaux, qui ne vont plus trop savoir où donner de la tête…
Tout commence par un spectaculaire accident de la route, suivi d’un braquage de banque au cours duquel sont fracturés de nombreux coffres et une forte somme est dérobée, ainsi qu’un certain nombre d’objets de valeur (un en particulier va jouer un rôle-clé dans ce roman). Mais, ce n’est pas tout, les voleurs sont pris en charge par plusieurs voitures de police, dans une poursuite à tombeau ouvert, sous l’œil d’une caméra de télévision, installée dans un hélicoptère…
En pleine poursuite, ces véhicules de police sont visés par des coups de feu ajustés avec une précision diabolique… Plusieurs policiers sont tués et les braqueurs parviennent aisément à s’enfuir. Une embuscade diabolique, organisée avec une volonté imparable et un sang-froid terrifiant… Un acte réalisé avec d’autant plus d’habileté que l’auteur en est… un flic, Cower, tireur d’élite de la police locale et, accessoirement, flic ripou (je précise que je ne dévoile rien, c’est en quatrième de couverture).
Commence alors pour Cower et ses complices, Charlie Danziger (qui a un rôle majeur dans l’organisation du braquage) et Merle Zane, la difficile mission de se partager le butin. Or, tout le monde n’a pas l’air de vouloir jouer le jeu selon des règles honorables… Qui dit comptes, dit règlements, et là, ça s’annonce à la fois sanglant… et plus compliqué que prévu.
Dans la même période, de nouvelles disparitions mystérieuses se produisent. Comme pour Rainey Teague, les personnes (des personnes âgées, cette fois, mais appartenant aussi aux familles fondatrices de Niceville) semble avoir disparu sans laisser la moindre trace… Enfin, pas tout à fait, découvre Nick Kavanaugh, une nouvelle fois partie prenante de l’enquête…
Enfin, un divorcé mécontent de la décision du juge à son encontre va se muer en corbeau, déterrant les secrets les plus inavouables de certains de ses concitoyens et les révélant au grand public ou aux principaux intéressés, sans vraiment prendre de gants. Il va alors semer un peu plus de pagaille dans une communauté qui n’avait pas besoin de ça…
Ce sont toutes ses affaires, sans oublier le dossier Rainey Teague qui va refaire surface un an après, qui sont au cœur de « Niceville », vu du côté des victimes, des coupables et de ceux chargés de faire la lumière sur ces événements pratiquement simultanés. La narration, pleine d’humour et d’ironie, fait alterner les points de vue des différents personnages, les différentes histoires que je viens d’énumérer dans un tourbillon qui emporte le lecteur.
Un mot de deux personnages, un déjà évoqué, l’autre pas encore, qui ne sont pas forcément les personnages principaux, car on est vraiment dans un roman choral, mais dont le rôle est une sorte de fil rouge, soutenant parfaitement une des intrigues principales du roman. Il s’agit de Nick Kavanaugh et de son épouse, Kate.
Pardonnez cette entorse à la galanterie, mais je vais commencer par Nick Kavanaugh. Ancien militaire, il a appartenu aux forces spéciales, a combattu dans les dernières campagnes de l’armée américaine et est rentré d’Afghanistan avec un certain traumatisme. Une sale affaire, susceptible de devenir un énième scandale national… Mais surtout, un drame que le hante encore, sans qu’il puisse l’effacer de sa mémoire.
Pourtant, ce n’est pas cela qui l’a poussé à quitter l’armée pour devenir simple policier à Niceville. Non, c’est sa rencontre avec Kate Walker, elle aussi, issue d’une des familles fondatrices. La jeune femme est avocate et c’est donc elle qui a su convaincre son guerrier de mari, que l’envie de repartir au front tenaille pourtant toujours, de se ranger et de construire une vie calme… Jusqu'à l’an passé…
Car, depuis la disparition de Rainey Teague, Kate et Nick se démènent pour essayer de comprendre, même pas résoudre, on en est si loin, mais comprendre ce qui est arrivé à l’enfant. Avec les nouveaux événements qui se déroulent à Niceville seulement un an après ce drame, les revoilà plongés dans des abîmes de perplexité, aussi profonds et obscurs que la Fosse du Cratère… Et ils ne sont pas au bout de leurs surprises…
En fait, rien de tout cela n’aurait pu se passer ailleurs qu’à Niceville, la si mal nommée. Oh, je ne doute pas qu’en temps ordinaire, la vie y soit douce et l’accueil digne de la réputation du Vieux Sud, mais, il y a quelque chose dans cette ville qui fait que rien ne s’y passe comme ailleurs et que les histoires les plus dramatiques, violentes, incroyables, mais aussi pathétiques voire ridicules s’y multiplient.
En fait, le personnage principal du roman de Carsten Stroud, c’est Niceville. Cette ville dégage un sentiment étrange pour le lecteur qui ne connaît pas les lieux et les découvre en 500 pages. Au fil des pages, j’ai trouvé que l’ambiance du roman de Carsten Stroud rappelle fortement l’ambiance de certains romans de Stephen King, en particulier ceux ayant pour cadre Derry…
Derry, ville du Maine, donc ville du nord des Etats-Unis… Et si, avec Niceville, on tenait là le Derry du Vieux Sud ? D’ailleurs, King n’est pas la seule référence que j’ai cru remarquer… Non, il y a dans ce livre aussi du Edgar Allan Poe, pas seulement ces corbeaux, qu’on voit à plusieurs reprises, mais des mystères difficiles à expliquer, sur lesquels il flotte un air de fantastique…
L’accroche de la quatrième de couverture est « Bienvenue à Niceville, là où le mal ne meurt jamais ». Bon, l’accroche vaut ce qu’elle vaut, comme toutes les accroches, c’est vrai. Mais, elle a le mérite de planter le décor et surtout, de mettre en avant un point très important : à Niceville, le mal est partout et peut surgir à n’importe quel moment…
Je l’ai dit d’emblée, on s’y évapore encore plus qu’au nord du Mexique, qu’en Colombie au temps d’Escobar ou dans la Sicile des Corleone… Et pourtant, pas de cartel de la drogue à Niceville, pas de mafia, juste quelques mauvais sujets qui ont décidé un « beau » jour de franchir la ligne jaune. Niceville n’est pas Gotham City, l’ombre d’un super-héros justicier ne planera pas sur la ville pour rétablir l’ordre malmené…
Mais, car j’ai peu insisté sur les personnages que j’ai cités, je n’ai pas évoqué tous les personnages qui interviennent dans l’histoire. N’allez pas croire qu’on n’a là que des méchants invétérés, sans foi ni loi, des psychopathes abominables et assoiffés de sang, des criminels de métier qui tirent plus vite que leur ombre quand on se met en travers de leur passage…
Non, c’est un peu plus complexe que cela. A Niceville, derrière le mal, il n’y a que de bonnes vieilles émotions humaines, quelques défauts solidement ancrés dans le cœur de chaque représentant de notre espèce, la colère, la vengeance, l’envie, la cupidité, la rancune (diablement tenace, celle-là, croyez-moi !)…
Et derrière chacun des événements cités plus haut, on trouve certaines de ces émotions humaines comme moteur. Le tout, souvent, accompagné de plans machiavéliques ou carrément pathétiques, qu’on voit se développer avec plus ou moins de bonheur… Mon père, qui a lu le roman avant moi me le faisait remarquer, ce côté « tout est ok, mais rien ne marche comme prévu » peut rappeler les romans de Donald Westlake, en particulier la série autour de Dortmunder.
Comme dans cette série, on va se retrouver avec une série de personnages, que je vous laisse découvrir, qui se retrouvent comme des couillons, pardon, je ne vois pas d’autres termes, alors qu’ils roulaient encore il y a peu des mécaniques avec arrogance et excès de confiance en soi. Si punition il doit y avoir, mais, à Niceville, ce n’est pas forcément garanti, ce seront eux qui trinqueront, et sévèrement…
Il n’y a qu’une affaire, celle des disparitions, qui échappe à cela. La plus complexe, la plus déroutante, celle qui est racontée avec le plus de sérieux, quand les autres passent à la moulinette de l’humour « stroudien », celle aussi qui bénéficie du contexte le plus sombre. Cette partie-là s’enracine véritablement à Niceville, quand les autres méfaits auxquels on assiste, eux, pourraient se dérouler n’importe où.
Il y a quelque chose de maléfique dans ce qui touche à ces disparitions, celles qui sont dans le roman, mais aussi toutes les autres qui ne sont qu’évoquées, se dit-on peu à peu. Quelle force se dissimule derrière ces actes, entourés d’événements extraordinaires (au sens premier du terme) ? Doit-on s’attendre à découvrir au final une subtile machination humaine ou bien tout cela n’est-il que l’expression virulente d’un ailleurs…
Ah oui, je mets le mot « ailleurs » en italique, car c’est ainsi qu’il revient régulièrement dans le cours du roman. Reste à comprendre de quelle nature est cet ailleurs, que semblent redouter de voir de visu les Kavanaugh, en particulier. Ils ne sont pas les seuls à y être confrontés, mais, ils seront ceux dont le point de vue restera rationnel jusqu’au bout.
La force de leur tandem ? Peut-être d’avoir un pied à Niceville et un pied ailleurs, cette fois, j’utilise le terme dans son acception la plus courante. Je m’explique : Kate est de Niceville, elle descend d’une des familles fondatrices, elle a la ville dans le sang ; Nick, lui, n’y vit que depuis quelques années, pas plus, et, de par sa personnalité, sceptique et pragmatique, il va poser un regard neuf sur ce qui était devenu habituel, si ce n’est tolérable, à Niceville, et, de ce fait, c’est lui qui va découvrir les indices fondamentaux qui feront avancer les choses… Mais aussi entrer au cœur de la tourmente.
D’autres personnages n’auront pas ces opportunités et vont se retrouver, sous nos yeux, dans des situations étranges, dans des lieux bizarres, faisant des rencontres improbables… Quelques indices, disséminés ça-et-là, donnent des indications qu’il se passe effectivement des choses qu’on cerne mal, avec nos yeux de simple lecteur.
Pas sûr que les personnages concernés, en particulier celui de Merle, comprenne mieux que nous ce qui lui arrive. Quand je dis « pas sûr », il faut évidemment comprendre « je suis certain ». Et, lorsqu’enfin il comprendra, il sera bien trop tard pour faire marche arrière… Mais, à la suite de Merle, pas seulement lui, mais surtout lui, on va entrer dans un univers déroutant, qui semble s’immiscer dans notre univers par tous les interstices possibles…
D’un bout à l’autre du roman on se pose plein de questions : est-on dans un thriller classique où tout finira par des explications rationnelles ou bien est-on dans un roman fantastique, présidé par des phénomènes qui défie la raison ? Toutes les histoires vont être reliées entre elles, comme les foulards qui sortent de la manche d’un magicien, noués entre eux, et si oui, de quelle façon ?
Entre l’ambiance sombre, issue de ce que la quatrième de couverture appelle le Southern Gothic, l’humour acide, ravageur, parfois, dans le style, en particulier, le suspense qui ne diminue jamais. J’évoque l’humour, que diriez-vous d’un exemple ? J’ai évoqué plus haut un divorce compliqué, on assiste dans la première partie du roman au verdict de cette affaire apparemment délicate.
La décision du juge est sans appel : le désormais ex-mari n’aura plus aucun contact avec son ex-épouse et sa fille et, pour s’en assurer, le juge confie à la police locale la mission de s’assurer de cette mission et donc, d’empêcher toute forme de communication, qu’elle soit « écrite, électronique, visuelle, télévisuelle, sémaphorique, hiéroglyphique, télépathique, spiritiste », et la liste s’arrête-là…
Carsten Stroud a manifestement le sens de la formule, souvent imagée, ces phrases ou expressions qui font mouche à tous les coups et que l’auteur distille avec un vrai savoir-faire. Malgré l’ambiance globale lourde et oppressante, malgré les faits souvent grave qui se déroulent sous nos yeux, on parvient quand même à garder le sourire quasiment à chaque page grâce à ces facéties stylistiques.
Sans doute, parmi vous, peu nombreux étaient ceux qui connaissaient Carsten Stroud. J’espère que ce billet vous permettra de faire une découverte originale et bien menée d’un bout à l’autre (le dernier chapitre est une petite merveille de drôlerie dramatique, encore une fois, mais aussi, dans sa mise en scène, il vient montrer que Niceville sera toujours Niceville).
J’avais lu « Black Water Transit », premier roman de Stroud publié en France, il y a 3 ans aux éditions de l’Archipel. Un roman sans doute plus classique dans le fond de l’histoire qui y était développée, mais qui était déjà marqué par l’action, la violence et l’humour. Je vous le conseille également, tout comme je vous conseille ce « Niceville », à la jolie couverture, sombre et mystérieuse, qui va rester une des excellentes lectures de cet été.