"Rien qu'un foutu tissu de fausses notes..."

Publié le 10 août 2013 par Christophe
Voici un roman à conseiller aux amateurs de jazz, mais pas seulement. Un roman historique, aussi, qui se déroule à une période mouvementée, les débuts de la Seconde Guerre Mondiale. Un roman qui va nous plonger à la fois dans la folie d'une époque, mais aussi, dans la précarité d'artistes de talents confrontés à la volonté de poursuivre leur art malgré les dangers terribles qui les guettent. Là encore, décidément, c'est un problème récurrent, ces jours-ci, voici un roman bien difficile à classer dans un genre uniquement. A la fois roman de littérature générale, roman historique, mais aussi roman noir, avec une sorte de suspense qui s'instaure, "3 minutes 33 secondes", second roman de l'écrivaine canadienne, d'origine ghanéenne, Esi Edugyan, publié chez Liana Levi, est un roman beau et sombre, éclairé par la lumineuse, sensible et douloureuse trompette dont joue un des personnages en virtuose... Et c'est aussi une manière de rappeler tout ce que le jazz a apporté à la communauté noire américaine, mais aussi la popularité extraordinaire que cette musique a atteinte en Europe dans l'Entre-deux-Guerres.

Sid et Chip se connaissent depuis leur tendre enfance, quand ils se sont rencontrés à Baltimore, leur ville natale. Très vite, pourtant, ces deux afro-américains, comme on dit de nos jours, ont compris qu'en restant là, leur horizon serait irrémédiablement bouché. Alors, à peine adultes, ils ont traversé l'Atlantique pour aller pratiquer leur passion en professionnel : la musique, et plus particulièrement le jazz.
C'est à Berlin qu'ils vont connaître un certain succès, jouant, pour Sid, de la contrebasse, pour Chip, de la batterie, au sein d'un groupe aux côtés de musiciens allemands, Ernst, un aristo en rupture avec sa famille très conservatrice, Paul, un pianiste juif, et Fritz, le saxophoniste blond aux yeux bleus... Sans oublier le trompettiste du sextuor, Hyeronimus Falk, surnommé Hiero...
Comme Sid et Chip, Hiero est noir de peau. Mais il a la nationalité allemande. Sur ses origines exactes, il est d'une immense discrétion et il est difficile de savoir si ce qu'il daigne raconter du bout des lèvres et sans s'appesantir, est vrai ou une pure invention. La seule chose qui est certaine, concernant Hiero, c'est qu'il a un talent incroyable et que, malgré son jeune âge, il a tout pour devenir un des grands noms mondiaux du jazz.
Seulement voilà, l'Histoire va en décider autrement... Dès la fin de la Première Guerre Mondiale, le jazz va déferler sur l'Europe et y connaître un succès croissant. Un succès plus marqué encore quand les groupes qui se produisent sur les scènes de Berlin ou Paris, comprennent un ou plusieurs musiciens américains... Une vraie folie, une mode aux retombées énormes, même lorsque la crise de 1929 va éclater.
C'est l'arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne qui va marquer un premier coup d'arrêt. Le jazz, "une musique nègre, donc une musique dégénérée" (je précise que, par ces guillemets, j'exprime le discours politique nazi, bien sûr), est donc visée par les lois du nouveau régime, d'abord insidieusement, puis, en essayant d'aryaniser le jazz, enfin, carrément, en l'interdisant, suite à la colère de Goebbels, qui détestait ce genre musical.
Pour Sid, Chip et Hiero, les temps deviennent durs. Impossible de se produire en public, désormais et donc, de gagner leur vie. Ils peuvent seulement jouer dans le club tenu par Ernst, qui est fermé, et seulement pour de discrètes répétitions. C'est là qu'ils vont recevoir une visite capitale : une jeune femme, Dalilah Brown, qui se dit être une proche, très proche de Louis Armstrong vient les trouver pour leur proposer de venir à Paris, enregistrer avec le trompettiste star.
Un projet qui enchante une partie de groupe, mais pas tous les musiciens. L'idée d'aller à Paris, alors que les rumeurs de guerre enflent, alors que les citoyens allemands ne sortent plus du pays aussi facilement, surtout s'ils appartiennent à des minorités ethniques, a de quoi refroidir certaines volontés... C'est la violence de plus en plus proche de ces hommes qui va les pousser à agir, et vite...
Seulement, seuls les 3 musiciens noirs vont faire le voyage et rencontrer Armstrong (ainsi que Bill Coleman, autre célèbre jazzman). Mais, la déclaration de guerre va faire avorter le projet. Sid, Chip et Hiero sont coincés à Paris, alors que la "Drôle de Guerre" est lancée... Malgré tout, Hiero décide d'enregistrer dans ces conditions plus que précaires un morceau, un unique morceau.
De ce morceau, je ne dirai que deux choses : son titre, Half-blood blues (titre original du roman, d'ailleurs), le blues du Sang Mêlé, et sa durée... 3 minutes et 33 secondes. On comprend que rien ne se passe comme le voudrait Hiero, le meneur du groupe, son soliste, qui raye systématiquement la cire des supports où ils gravent ce que le trompettiste va qualifier de "foutu tissu de fausses notes"...
Seul un exemplaire échappera, sans que Hiero s'en aperçoive, à cette colère. Oh, sans doute n'est-ce pas parfait, mais on a là le son unique de Hiero et un morceau inédit que Sid, le narrateur du roman, tient à mettre à l'abri. Comme s'il sentait que tout cela ne durerait plus très longtemps. Un véritable double sens car, peu de temps après, Hiero est arrêté...
C'est comme si cet enregistrement clandestin avait scellé le sort de ces trois hommes, jusqu'à leur dernier souffle, ou presque. Car, vous vous doutez bien que je n'ai pas tout raconté, loin de là. Pas même dans les épisodes racontés ci-dessus. Il me faut préciser que, contrairement à ce que j'ai fait, Esi Edugyan a choisi de ne pas raconter son histoire chronologiquement. En fait, on a 3 trames qui se croisent et se complètent : 1939 à Berlin, la fuite à Paris et l'année 1940 dans la capitale française, enfin, une dernière période, bien plus proche de nous, dont je ne dirai... rien.
Mais, le coeur du roman, ce sont les événements de 1939 et 1940. Pas seulement ceux qu'on connaît, la montée en puissance du régime totalitaire nazi et les déclarations de guerre, mais aussi le quotidien dans cette période de ces 3 musiciens qui essayent de survivre tant bien que mal alors que leur gagne-pain leur est retiré, soit par la loi, soit par les faits, et de continuer à jouer, car c'est là toute leur raison d'être.
Alors, forcément, il y a des tensions, pas seulement artistiques, des liens qui se créent ou se défont, des jalousies, aussi, auxquelles Dalilah ne sera pas étrangère. Bien souvent obligés de vivre les uns sur les autres, parfois sans pouvoir sortir pendant des jours, car leur couleur de peau attire inévitablement l'attention, le trio Sid/Chip/Hiero va devoir partager aussi bien les joies que les peines, les moments agréables comme les peurs, terribles, mais aussi les risques, aussi bien à Berlin, qu'ils vont devoir quitter dans la précipitation, qu'à Paris, où ils vont arriver la veille de la déclaration de guerre...
Je n'entre pas dans les détails, car bien sûr, toute l'intrigue tient dans les relations que vont entretenir les membres de ce trio, et que nous raconte Sid. Et je marche sur les oeufs, avec cette histoire, non pas complexe, mais qui se dévoile progressivement, étape par étape, avec des rebondissements. Avant de vraiment cerner de quoi il est vraiment question, au-delà de la musique, évidemment, Esi Edugyan nous piège, distille son intrigue, je n'emploie pas le mot au sens qu'il aurait dans un polar, mais parce qu'on se pose tout de même énormément de questions...
La partie plus contemporaine, loin d'apporter des réponses immédiates, contribue au contraire à brouiller un peu plus les pistes sur ce qui a pu se passer pendant cette période berlino-parisienne. Alors, comme je ne peux pas trop vous parler de l'histoire elle-même, je vais essayer de vous dire quelques mots de chacun des quatre personnages centraux du roman, si vous le voulez bien.
En commençant par Sid. Son instrument, la contrebasse, autrement dit, la partie rythmique, si importante dans une musique aussi libre que le jazz. On sent, tout au long du livre, et pas seulement parce qu'il est le narrateur, qu'il n'est certainement pas le plus expansif de la bande. Mais, il a le profil du bon gars, du bon copain, toujours disponible pour donner un coup de main. Mais, ce manque de caractère, si on peut dire cela, peut aussi pousser à une certaine lâcheté voire à un manque de volonté. En témoigne une amitié compliquée avec Chip, dès leur rencontre et toute leur vie durant, le premier imposant sans cesse ses choix à l'autre, qui ne se défendra que mollement... Bien sûr, c'est un ressenti qui est appelé à évoluer en cours d'histoire...
Chip, c'est le fier à bras, la grande gueule, celui qui la ramène. C'est le batteur du groupe, là encore, la rythmique. Il est tout le contraire de Sid, exubérant, parfois trop, bien souvent agaçant et un menteur chevronné. C'est presque pathologique, chez lui. On s'en rend compte dans les passages de l'enfance commune de Chip et Sid, et même plus tard, et l'on comprend la réaction première de Sid dans la partie contemporaine, car croire ce que dis Chip, c'est souvent une erreur... Avec son bagout et ses sarcasmes, avec sa tendance à dire tout et n'importe quoi, il est logique que, par moment, on ait envie de lui mettre les points sur les i, voire les poings sur le nez... Il est aussi ambitieux et assez inconscient pour être à peu près à tout, malgré un gabarit modeste. Mais, là encore, derrière le masque, on va découvrir d'autres choses, inattendues, presque surprenantes...
Enfin, Hiero, le prodige. Je n'arrive pas, quand je pense à lui, à m'enlever l'image de Miles Davis... Physiquement, je les vois très semblables, mais aussi dans leur façon de jouer... Attention, c'est juste une simple impression de lecteur, je suis peut-être complètement à côté de la plaque ! Comme dit plus haut, Hiero est un mystère. Tant au niveau de ces origines, qu'au niveau de ce son si particulier, capable d'envoûter Armstrong... Mais, on a aussi un personnage en retrait, en permanence. Il y a un mot qui revient plusieurs fois pour le qualifier : vulnérable. J'ajouterai : fragile.
Dans la tourmente, il est de loin le moins à l'aise. Je ne vais pas le qualifier de peureux ou de lâche, cela ne me semble pas juste. Je dirais qu'il est le plus émotif des trois, ce qui peut être paralysant aux pires des moments. Pourtant, c'est lui aussi qui, dans un Paris occupé depuis peu, va prendre des risques pour une broutille qui aura de terribles conséquences pour lui... Mais, des trois, il est évident que Hiero est le seul qu'on peut qualifier d'artiste. Il a cette sensibilité, ce talent inné, cette identité propre, cette détermination à atteindre la perfection... Tout cela va tenir en 3 minutes 33 secondes, inoubliables...
Et puis, Dalilah. Son entrée dans le roman a quelque chose de féerique, de désincarné... Elle apporte la parole d'Armstrong, affirme-t-elle, mais, comme les musiciens, on a d'abord du mal à y croire tant cette énigmatique jeune femme semble sortir de nulle part. Mais, à son arrivée, elle va trouver un groupe découragé, alangui, pessimiste... L'objectif qu'elle leur soumet va remettre de la vie dans tout cela, non sans également semer un certain désordre. Volontairement, ou pas... Une femme au milieu de tant d'hommes (ils sont encore 6 à ce moment, à Berlin) quasiment reclus, vous imaginez bien que cela peut créer quelques tensions...
Alors, serions-nous devant une banale histoire de jalousie amoureuse, une version jazzy de Jules et Jim ? Ou bien tout ce qui va se passer n'a-t-il rien à voir avec cela mais bien avec la musique ? Car, la musique, c'est évidemment le dernier personnage important de ce roman. On n'assiste pas forcément à énormément de scènes où l'on joue, mais la musique flotte dans l'air et, même dans les pires moments, elle est ce qui rassemble, ce qui rassure, l'objectif à atteindre. Survivre pour continuer à jouer...
Certains d'entre vous auront peut-être tiqué en lisant le mot "inoubliables", un peu plus haut, pour qualifier les 3 minutes 33 secondes du fameux morceau... Evidemment, l'imagination fonctionne et je pourrais très bien vous dire que j'ai entendu, dans ma tête, la mélodie, que j'en suis, quelque part, le compositeur, comme chaque lecteur le sera à sa manière.
Oui, c'est vrai. Mais, vous verrez que ce mot, "inoubliables", n'a pas été choisi complètement au hasard. Pendant ma lecture, on m'a demandé si le livre était accompagné d'un disque... Non, pas du tout, ai-je répondu. A ce moment-là, je pensais tout simplement que cette musique n'avait pas d'existence autre que livresque, qu'elle était un simple outil utilisé par Esi Edugyan pour construire sa fiction.
Il y a de ça, évidemment, mais pas seulement. Je crois même que je pourrais vous faire écouter la mélodie en question, car elle existe. Mais, de par son rôle dans l'histoire et parce que la version du livre, en morceau de jazz, n'existe pas, je ne le ferai pas. D'autres raisons m'y poussent également, que vous comprendrez à la lecture de cet excellent livre.
Mais c'est un roman qui met en valeur le caractère universel de la musique, sa capacité fondamentale à rassembler les gens. Bien sûr, l'interdiction de jouer du jazz dans l'Allemagne nazie pourrait être jugée anecdotique, mais n'oubliez pas ce que je disais en début de billet : les boîtes de jazz étaient légion dans l'Allemagne, partout on jouait du jazz, partout on dansait sur le jazz...
Malgré tous les aléas traversés, c'est la musique qui va unir Sid, Chip et Hiero. Dès que ça a commencé à chauffer à Berlin, les deux Américains auraient pu rentrer au pays, mais à quoi bon ? Ce qu'ils faisaient, même planqués au "Molosse", même sans public, justifiait de braver le danger. A leurs yeux, en tout cas, qui s'ouvriront quand la violence les touchera directement, que la peur s'installera... Alors, c'est la vie qui va devenir un "foutu tissu de fausses notes"...
Mais le rôle de la musique rayonnera bien au-delà de ces deux éprouvantes années. La musique en général, mais aussi ces fameuses 3 minutes 33 secondes, à l'histoire hors norme... Ces notes, gravées à la va-vite, dans des conditions tout sauf optimales, vont marquer le destin de tous ces personnages pour le restant de leurs vies... Et bien longtemps après, c'est encore la musique qui fera irruption dans ces existences pour faire remonter tous les souvenirs, les meilleurs, comme les plus douloureux...
Avec une unique certitude, au final : seule la musique ne les aura jamais trahis...