La phrase ci-dessus est, dans notre roman, attribuée au général Eisenhower, pas encore président des Etats-Unis, mais auprès de ses hommes lors de la Deuxième Guerre Mondiale, alors que l'objectif est de libérer l'Europe du joug nazi. Elle apparaît plusieurs fois dans le livre et m'a semblé illustrer pleinement son histoire, même si j'aurais pu choisir aussi le fameux adage "on ne peut pas être et avoir été", vous comprendrez rapidement pourquoi. Je crois l'avoir déjà dit, mais je lis beaucoup de thrillers, donc toute forme d'originalité est la bienvenue. Ici, je suis gâté, avec une vraie originalité franchement bien utilisée par l'auteur : un étonnant personnage principal. Je dois dire aussi que, si l'intrigue, elle, n'est pas forcément d'une immense originalité, elle sait dérouter le lecteurs par tout un jeu de fausses pistes. Voici donc "Ne devient jamais vieux !", de Daniel Friedman (en grand format chez Sonatine). On n'est pas dans la perfection, mais on a là un premier roman de qualité, plein d'un humour assez noir, avec quelques formules bien senties et qui se laissera lire sans problème.
C'est à contre-coeur, bien poussé par son épouse, Rose, que Buck Schatz accepte de se rendre à l'invitation d'un vieux copain de régiment... Il faut dire que cette invitation n'est pas très agréable, puisque l'ami en question, Jim Wallace, se meurt sur un lit d'hôpital... Et Buck, les hôpitaux, il les a en horreur... Normal, à 87 ans, on sait quand on y rentre, pas si on en sortira autrement que les pieds devant...
Alors, Buck traîne des pieds, justement... Mais il finit par aller au chevet de son ami, qu'il a côtoyé pendant la Deuxième Guerre Mondiale alors qu'ils étaient prisonniers dans un camp nazi. Buck se fout bien de ce que Wallace a à lui dire alors qu'il agonise, mais puisque Rose a dit qu'il le fallait... Peut-être aurait-il dû s'abstenir, car cette révélation va attirer bien des ennuis, et pas qu'à Buck...
C'est une confession que le mourant veut faire... Il a assisté aux sévices dont Buck, qui est juif, a été soumis lors de leur détention en Allemagne, il sait que Buck a longtemps cherché à se venger de l'officier nazi qui dirigeait le camp et que la mort de celui-ci à Berlin en 1945, dans le chaos général, l'a empêché de mener son projet à terme...
Seulement voilà, en 1946, Wallace a vu Heinrich Ziegler, pas du tout mort, au volant d'une voiture et, contre une petite rémunération de rien du tout, si, si, vraiment, il a fermé les yeux... Voilà ce que révèle Wallace à un Buck Schatz un tantinet sur les nerfs... Son pire ennemi, vivant, peut-être même encore aujourd'hui après avoir coulé des jours heureux et paisibles au lieu de griller en enfer !
Alors que Jim Wallace s'éteint dans les bras ou presque de son ami, passablement en colère de ce qu'il vient d'apprendre, Buck réfléchit... Que faire, quand on a 87 ans pour se venger d'un homme dont on ne sait pas s'il vit encore, où il habite et s'il sera capable de le tuer ? Bon, il y a bien l'autre partie de la révélation de Wallace qui pourrait l'influencer, mais franchement, ne ferait-il pas mieux de retourner chez lui auprès de la femme qu'il n'a pas quittée depuis son retour de guerre ?
Par curiosité, Buck va tout de même essayer de savoir si Ziegler n'aurait pas eu la bonne (et assez détestable) idée de venir vivre aux Etats-Unis. Mais, au vu de son passé, ce serait forcément sous un faux nom, car l'Allemand aurait risqué des poursuites... Alors, Buck décide de faire jouer ses contacts dans la police. Car, il y a longtemps, très longtemps, des décennies en arrière, Buck Schatz a été une des figures de la criminelle de Memphis, une des villes les plus violentes du pays.
La légende veut même que Buck ait servi de modèle au personnage de l'inspecteur Harry, incarné à l'écran par Clint Eastwood... Buck feint la modestie à ce sujet, mais ne dément certainement pas l'histoire... Pourtant, lorsqu'il arrive au commissariat, il déchante vite. Certes, son nom dit bien quelque chose aux petits jeunes, mais tous le croient morts depuis un bail. Des connaissances, il n'en a plus aucune, cela fait trop longtemps qu'il a pris sa retraite... Enfin, pour les nouveaux chefs, il est juste un vieil emmerdeur à la réputation exécrable...
Buck Schatz était sans doute un bon flic, mais ses méthodes étaient pour le moins... expéditives. Son fidèle .357 Magnum a beaucoup servi, en son temps et la réputation de cowboy du vieil homme, elle, a bien perduré jusqu'à nos jours... A tel point que le nouveau chef de la police locale, Randall Jennings, disciple d'un collègue que Buck n'aimait pas beaucoup (et réciproquement), refuse de lui donner un coup de main...
Voilà qui aurait pu mettre un terme à toute cette histoire, Buck devant ruminer une nouvelle fois son douloureux passé et sa soif de vengeance inassouvie jusqu'à la fin de sa longue vie... Mais voilà, d'autres ont flairé un intérêt à toute cette histoire... Car Wallace a, semble-t-il, été fort disert dans ses dernières heures, s'épanchant auprès de plusieurs personnes elles aussi un peu trop bavardes...
Et comme les enjeux sont très alléchants, on s'agite beaucoup autour de Buck... Le gendre de Wallace, Norris Feely, le confesseur de Wallace, le pasteur Kind, mais aussi un homme des basses oeuvres des casinos locaux, chargé des recouvrements... Même une espèce de géant venu d'Israël, en charge des relations entre l'Etat hébreu et la diaspora, pointe son nez... Comme si, soudain, tout le monde s'intéressait aux secrets d'un vieux nazi qui a vécu peinard pendant toutes ces années...
Dans ce tourbillon assez insolite dans la vie bien réglée et calme de Buck, un meurtre intervient alors, changeant complètement la donne... Il se doutait que certains seraient prêts à tout pour vérifier les dires de Wallace... Mais à ce point ! Alors, ses réflexes de flic, un peu émoussés, c'est vrai, comme la plupart de ses aptitudes physiques, déplacement, musculature, vue, ouïe, se remettent en marche... Lui, Buck Schatz, LE flic de Memphis, celui qui a marqué la ville par son efficacité redoutable à traquer les criminels va reprendre du service...
A ses côtés, son petit-fils, Billy, que tout le monde surnomme Tequila (une histoire de fraternité, dixit le garçon), étudiant en droit à New York, dont les idées modernes et le mode de vie bourré de technologie ont de quoi déstabiliser le vieil homme, aussi réac qu'il est misanthrope et bougon, et complètement déconnecté (dans tous les sens du terme) de nos réseaux, moteurs de recherches et autres réseaux sociaux...
Buck et Tequila vont donc s'appliquer à remonter la piste de Ziegler et de ce que cache celui-ci depuis tant et tant d'années. Mais, dans leur sillage, d'autres meurtres surviennent... Tout en tempérant les ardeurs de son impétueux petit-fils, et les siennes, aussi, car, même à 87 ans, on garde la gâchette facile, Buck va devoir improviser pour sauver sa vieille carcasse et découvrir qui tue ceux qui sont mêlés de près ou de loin à cette histoire... Pas évident, car tous, même Tequila et même lui, vieille baderne, ont un mobile... Sonnant et trébuchant.
Bon, je ne vais pas tourner autour du pot, l'originalité de ce roman, vous l'avez forcément compris, c'est d'avoir pour héros un vieil homme de 87 ans (et même 88, car Buck fête son anniversaire en cours d'histoire...). Et c'est vrai que pour son âge, Buck est plutôt ingambe. Rose et lui vivent chez eux, en parfaite autonomie, mais force est de constater que, dans tous les domaines, on n'est plus le même à cet âge-là qu'au moment de ses heures de gloire...
Je vais revenir sur cette dimension importante dans le livre, mais laissez-moi vous dire quelques mots de ce drôle de vieux bonhomme... Acariâtre, misanthrope, insupportable, mal élevé, fumant constamment ses Lucky Strike, dans une société qui a banni le tabac, se moquant comme d'une guigne de toutes les conventions sociales et profitant largement de son grand âge pour éviter les retours de manivelle, je dois dire qu'il m'a bien fait rire...
Une phrase, pour le résumer ? "Mais je me fais du souci pour les gens. C'est juste que je les aime pas"... Tout est résumé ici... Pourtant, l'adage "on ne peut pas être et avoir été" ne s'applique pas complètement à Buck Schatz. Oui, il redoute la maladie d'Alzheimer, en particulier depuis que son médecin lui a dit que la paranoïa était un des premiers signes de démence... Mais il a été si longtemps flic que cette paranoïa est peut-être aussi un sixième sens, une déformation professionnelle, comment savoir ?
Tout au long du roman, cette incertitude plane, faussant tout ses raisonnements et donc son enquête... Quand il a l'impression d'être suivi, quand il croit tenir une piste, voir quelque chose, n'est-ce pas son cerveau en cours de décrépitude qui lui joue des tours ? Idem pour ses vieux réflexes de la brute qu'il fut... A 87 ans, quand la peau se marque d'hématomes au moindre choc, allez casser la figure à quelqu'un !! Fidèle, donc, au conseil d'Eisenhower, Buck a ressorti de la boîte où il dormait depuis des décennies son fidèle Magnum, qu'il saura encore utiliser, enfin, il l'espère...
Et même avec 40 ans de plus, l'inspecteur Harry a encore de la ressource, celui qui le laissera sur le carreau n'est pas né... Au cours du roman, Buck raconte sa vie, en particulier certains épisodes de sa détention, où l'on comprend la haine qu'il peut nourrir pour Ziegler. Mais l'on comprend aussi que derrière ce masque bourru, cynique et asocial, se cache un homme meurtri par une vie qui n'en finit plus... Oui, il y a eu la détention, mais le plus douloureux est sans doute la mort de son fils, le père de Tequila...
Son alliance avec le jeune homme est une façon de renouer le fil des générations rompu par ce décès. Oh, Buck et Tequila n'ont rien en commun, ils n'ont aucune chance de se comprendre en quoi que ce soit, difficile de savoir ce qu'ils ressentent vraiment l'un pour l'autre, mais toutes ces aventures vont tout de même les rapprocher et sans doute, créer, si ce n'est une relation filiale entre eux, au moins un climat de confiance entre les deux. Oui, Billy est digne d'être un Schatz, malgré tout ces défauts, et non, Tequila ne regrette pas que ce vieux ronchon de grand-père soit encore en vie...
Revenons à cette question de l'âge, forcément solidement imbriquée dans le récit quand on a un personnage central, qui plus est narrateur du roman, qui a 87-88 ans... Je l'ai déjà évoqué sous plusieurs angles, le côté légendaire qui n'est qu'un faible écho au milieu de l'inexorable oubli, le corps qui ne répond plus comme avant et surtout pas comme on le voudrait, la mort, dont on ne sait si elle est une épée de Damoclès ou une délivrance...
Malgré l'humour noir et l'humour juif (j'en parle, parce que c'est vraiment une des composantes du roman, tout comme la façon de vivre sa judaïté ; on a même quelques propos bien sentis sur Israël et les Etats-Unis, comme si le vieux Buck, du haut de son quasi siècle d'existence, se faisait porte-parole de Friedman, même pas 35 ans pour dire ce qui fâche...), "Ne deviens jamais vieux !" pose aussi les questions autour de l'autonomie, de la fin de vie, de la marche parfois lente mais pénible vers la mort...
A plusieurs reprises dans le livre, Buck est amené à se retrouver à l'hôpital ou dans des maisons de retraite... A chaque fois, la vision de ces lieux est sordide, terrible, les personnages qu'y croise Buck font écho au titre du roman, car on se dit qu'on a pas trop envie de vieillir dans ces conditions... "Mourir, cela n'est rien, mourir, la belle affaire, mais vieillir, oh, oh, vieillir", chantait Brel... C'est exactement ça...
Au fil du livre, alors que Buck semble, non pas rajeunir, mais assumer le poids des ans sans difficulté, mais frustré de ne pouvoir faire mieux, on sent que ces questions vont forcément se poser pour Rose et lui. Et peut-être plus vite qu'on ne le croit, comme si cette histoire était un point de non retour franchi. Le bon côté de tout cela, si on peut dire, c'est que Buck n'a rien à perdre dans cette histoire. Il peut aisément faire fi du danger, puisqu'il sait que, de toute manière, ses jours sont comptés... Et, mine de rien, cette façon d'envisager les choses va avoir un rôle majeur dans le dénouement du roman.
Car, la vieille carne est tenace, plus solide qu'il n'en a l'air, mais certainement pas immortel. Il est déjà une légende de son vivant, même s'il a été mis au rancart depuis un bout de temps, parce que ses méthodes donnaient une mauvaise image de la police de Memphis... Mais, ce qui sera très certainement son ultime enquête peut lui permettre de quitter la légende pour devenir un véritable mythe, même s'il y laisse sa vieille carcasse, du moment qu'il parvient à mettre le ou les assassins hors d'état de nuire...
Alors, oui, il est odieux, ce vieux bonhomme, c'est une brute sans foi, ni loi, scotché devant Fox News du soir au matin et forcément attaché au deuxième amendement de la Constitution mais son caractère de cochon et sa façon de vivre pour emmerder son monde du soir au matin a quelque chose de très attachant. Je dois dire que lire les enquêtes d'un Buck Schatz dans ses glorieuses années, lorsqu'on le couvrait de décorations pour la résolution définitive d'enquêtes qui n'iraient pas au procès, m'amuserait follement...
Sur la quatrième de couverture, un auteur que j'adore, Nelson DeMille, dont l'humour est assez proche de celui de Friedman, s'exclame : "quand j'aurai 87 ans, je veux être Buck Schatz !" N'exagérons rien, mais j'aimerais avoir sa pêche, son insolence et son bon sens, aussi. Mais, et je crois que là, c'est Buck lui-même qui partagerait mon avis, je crois aussi qu'à 87 ans, j'aimerais qu'on me laisse tranquille une bonne fois pour toutes et que j'enverrais bouler tous les enquiquineurs qui chercheraient à me faire me lever de mon fauteuil fétiche...
Pas même pour tout l'or du monde, que je leur dirais, à ces empêcheurs de vieillir en rond !