En face de chez Julie
Sur les îles Kerkennah (Tunisie), il y a une femme de 52 ans au cœur solitaire.
On l’appelle Julie, ou bien « l’Anglaise », ou bien « la blonde », « la blanche » ; sans jamais penser à mal. Les nombreux Kerkenniens qui la connaissent parlent, avec un mélange de curiosité, d’incrédulité et de bienveillance, de cette Occidentale qui s’est installée là. Qui a su reconnaître la douceur de vie tunisienne et la beauté de ces îles.
Certes, ici n’est pas Djerba (« c’est mieux ! »). Certains guides de voyage, comme le Lonely, déconseillent même d’y mettre les pieds, parce qu’il n’y a « pas grand chose à y faire » (dixit Le Routard). Mais c’est précisément ce que recherchent quelques touristes comme nous ; ne rien faire, et profiter du soleil et de la mer et d’un rythme sans montre. Et il y a Julie, installée sur ces îles comme un gage de qualité, comme une preuve vivante que les Kerkennah savent faire chavirer des coeurs occidentaux, malgré les plages encombrées de détritus ; malgré l’heure de ferry nécessaire pour rejoindre l’île depuis Sfax (deuxième ville de Tunisie, capitale économique) ; malgré certains rigorismes propres à ceux qui se voient en gardien des traditions ; malgré les difficultés pour trouver de l’alcool et des services publics efficaces ; malgré l’atmosphère de désorganisation générale, palpable et réelle, à l’image du reste du pays.
« Chez Julie », c’est Borj El Kela – une maison d’hôte construite sur le modèle des riads marocains. Un rêve improbable né en 2006, achevé en 2011, qui prend ses racines dans un divorce malheureux en Grande-Bretagne et dans une lassitude propre aux employés d’agence de voyage ; la frustration de faire partir des milliers de personnes sans bénéficier du temps nécessaire pour ses propres envies de voyage, la fatigue des emplois de bureau. Borj El Kela, c’était aussi « un vrai cauchemar » à mener à bout – à cause des administrations, de l’ineffacité, de la lenteur, de la corruption, des relations de voisinage compliquées, de la révolution. Des permis de construction impossibles à obtenir sans verser de pot-de-vin, une lenteur administrative aberrante, des Tunisiens expatriés qui décident, sans demander d’autorisation, de construire leur maison secondaire en face de la terrasse de Julie censée offrir une vue sur la mer …
Maison d’hôte, terrasse et jasmin
Mais Julie n’a pas le choix. C’est désormais la seule maison qu’elle possède ; et son bien le plus précieux au monde. La peur de voir toutes ses économies partir en fumée ; puis, le soulagement, lorsque Borj El Kela ouvre ses portes.
Sur le devant de la maison, les plantes grimpantes, le jasmin, les fleurs bleues, et les murs blancs. A l’intérieur, deux étages : le rez-de-chaussée pour les « invités », l’étage pour la terrasse, le balcon, et les quartiers de Julie.
L’étage du dessous a été loué par une famille germano-tunisienne ; mi-touristes, mi-locaux, comme on en trouve énormément dans tout le pays pendant l’été. Des Tunisiens installés à l’étranger et qui possèdent la double nationalité, et viennent passer les vacances « au bled », profitent de leur pouvoir d’achat démultiplié par l’euro et les salaires minimums cinq fois supérieurs à ceux des Tunisiens. Mais la famille germano-tunisienne de Borj El Kela a une particularité : elle ne fait absolument aucun bruit, malgré les deux enfants. On ne les entend qu’à 19h30, lorsque les tintamarres des casseroles annoncent la rupture du jeune.
D’ailleurs, au même moment, on entend le chant du muezzin résonner depuis le minaret du village. Depuis le balcon, on aperçoit la voisine d’en face, qui fait vivre une demi-douzaine d’enfants et un mari avec moins de trois euros par jour, qui survit chichement grâce au concassement de fruits de mer ; mais qui, à 19h30, ne ménage pas sa gentillesse et sa générosité pour partager avec qui le veut son repas du soir.
L’autre voisine, passe la journée à crier sur son mari. Elle aurait l’âge d’être super-retraitée ; et sort, lorsque chante le muezzin, errer dans les rues. L’air triste ? Seule, contrastant avec les cliquetis des couverts et des casseroles de la concasseuse de fruits de mer. Peut-être pourrait-elle entrer chez sa voisine ? Sa porte, n’est qu’un simple rideau bleu, qui invite, plus qu’il ne cache, à franchir un sol recouvert de tapis. Des entrées comme celle-ci, il y en a beaucoup, dans le village d’Ouled Bou Ali. Comme s’il y avait toujours quelqu’un d’attendu chez soi.
La dolce vita des Kerkennah
A Borj El Kela, on ne mange quasiment jamais. On saute régulièrement le déjeuner ; la chaleur et l’atmosphère de jeune n’invite pas aux repas. Alors, on improvise des encas de fruits, abondants mais un peu monotones.
On y apprécie le calme, le silence, la chaleur étouffante et les vents, qui portent le sable et la braise des Kerkennah jusqu’à l’intérieur des chambres et des pièces. Il y a les visites qu’on ne fait pas, afin de, nous aussi, prendre le temps de faire la sieste et profiter de la vie, lire, boire un thé en espionnant la maison des voisines ou celle du bout de la rue, où vivent plusieurs membres d’une même famille – cousins, tantes, oncles, frères et soeurs, tous réunis pour l’été.
La famille, en Tunisie, c’est sacré. Même lorsque ça étouffe.
Il y a aussi les cinq chants quotidiens du Muezzin, qui invitent à la prière. La mer, turquoise, belle et fière d’être là, est à la portée du regard. La plage, un tombeau de marabout, des palmiers, d’énormes terrasses sur la plage où boire un thé à la menthe en fumant tranquillement clope ou chicha, que Julie adore, notamment lorsqu’elle peut profiter des instants de calme et de silence qui suivent la rupture du jeune, où tout le monde est trop occupé à manger pour oser parler ou brailler.
Le silence, en Tunisie, c’est rare.
Et c’est un bien qu’on chérit particulièrement, lorsqu’on vient de l’étranger ; Julie, quant à elle, en profite pour vaquer à la solitude et se perdre dans les soupirs, et les nombreuses étoiles des Kerkennah, en espérant que plus jamais un serveur ne lui servira de « thé à la menthe » – comprendre, un thé avec du sirop de menthe, une horreur culinaire qui dépasse même, dans l’échelle du pire, la gelée anglaise.
Son chauffeur de taxi préféré, c’est Mounder ; un athée communiste aux yeux vert perçants qu’elle trouve peut-être « charming ». Peut-être parce qu’il adore raconter des histoires, des légendes locales, comme celle de la plage des mille palmiers, réputée être la plus belle de l’île, près de Sidi Founkhal. « Au temps où la Méditerranée était infestée de pirates, les habitants des Kerkennah, craignant une attaque, demandèrent aux femmes de coudre en urgence mille djellabas géantes. Chaque djellaba fut enfilée sur l’un des mille palmiers de la jetée. Lorsque les pirates approchèrent des côtes, l’illusion était telle que la peur les submergea. Des géants ! Des monstres géants ! Fuyons ! Et c’est ainsi que les Kerkennah échappèrent à une terrible attaque de pirate. »
La vie des coeurs solitaires
Julie va bientôt partir en Inde – et ouvre un blog (« Holy cow, what have I done now »), pour encourager les autres « lonely hearted single lady » à voyager. S’enfuir en hiver, à cause du froid glacial des Kerkennah. Fermer boutique et voyager pendant cette période – en Inde, au Kerala, à Goa. Cliché, peut-être, mais elle en parle avec des étoiles pleins les yeux, comme une ado qui s’apprête à partir pour la première fois en voyage, seule. Parce que le voyage est source infinie de rencontres et de dépaysement, un remède à l’ennui, un moyen de rendre utile sa solitude et même, de la mettre à profit. Elle rêve éveillée, sourit, en nous écoutant parler de la Birmanie, de la Chine, du Brésil et de l’Asie Centrale ; s’étonne lorsqu’on lui raconte que les Cambodgiens adorent manger des oeufs de canards fécondés ; s’émerveille lorsqu’on lui parle de Montmartre, s’indigne lorsqu’on lui confie des bribes de vies de femmes tristes. Elle adore ponctuer nos conversations en ouvrant grand les yeux, pour dire une connerie avec un humour so british ; et tourner vivement la tête en tordant le cou, et en plissant légèrement les yeux, avec l’air d’un improbable flamand rose qui nous sourirait.
A 52 ans, Julie a décidé d’apprendre l’Arabe tunisien. Elle nous montre, fièrement, ses premières calligraphies – dessinées avec la perfection d’une écolière qui respecterait scrupuleusement les pointillés d’un livre d’exercice. Tous les matins, elle fait ses exercices, s’entraine à utiliser les nouveaux mots qu’elle apprend avec ses voisins, avec les commerçants avec lesquels elle tisse ses liens du quotidien. Son professeur est « Mister Khalifa » – un professeur d’Anglais à l’université de Sfax, qu’elle admire, qui vient la voir une à deux fois par semaine. Une heure de ferry à l’aller, une heure de ferry au retour, pour fumer et boire un Gin Tonic avec de la compagnie à 11h du matin. Peut-être un jour arrivera-t-elle à parler couramment arabe ? Ce serait un premier pas vers son grnad rêve : devenir présentatrice pour Al-Jazeera. Elle sait que c’est proche de l’impossible ; alors, elle en parle sur le ton de la blague. Mais il reste comme des bouts de mélancolie tout autour d’elle, lorsqu’elle en rit.
Est-ce que Julie s’ennuie, seule sur cette île ? Est-ce que la solitude la ronge ? Est-ce qu’elle a des regrets ? Comment fait-elle, pour tuer le temps dans un pays dont elle ne parle même pas la langue ? A partir de là, il n’y a que des suppositions. Des choses qu’on sent, qu’elle raconte – mais que l’on n’a pas envie de partager sur un blog. Pas facile de parler de la vie de quelqu’un sur un espace public, sans empiéter sur sa confiance et toucher du doigt le voyeurisme. La frontière est mince, entre les histoires qu’on raconte (pour quoi les raconte-on ?) et les histoires qui n’appartiennent qu’à elle. Qui n’appartiennent qu’à cette confiance qu’elle a pu t’accorder. Et leurs sens, n’existent probablement qu’avec la relation que vous avez pu construire ensemble, à partir d’un petit rien ; un bonjour, un remerciement donné au bon moment, un coup de main, une vaisselle faite, les petits riens du quotidien qui servent de préambule aux confidences intimes et aux moments forts où « le courant passe ».