(Projet de dissertation sur le sujet)
Cette question laisserait sous entendre qu’il serait – parfois- impossible de combattre nos croyances par la raison. En d’autres termes, il laisse sous- entendre qu’en certaines occurrences (qu’il conviendrait de déterminer) nos croyances – ou certaines d’entre elles ou pour certains d’entre nous – seraient aveugles ou sourdes (ou les deux à la fois) à la raison ou plus précisément au raisonnement ce qui ne relève pas nécessairement du même ordre sémantique.
Cette question est importante car si une réponse affirmative devait être donnée à la question posée, toute prétention de la raison à aller au-delà de ces formes de croyances que sont les préjugés, les religions voire certains dogmes ou idéologie serait impossible. En ce cas et en approfondissant les paradigmes du raisonnement ainsi proposé il serait de l’ordre du possible de soutenir que toute pédagogie fondée en raison serait elle aussi vouée à l’échec et il serait alors nécessaire d’envisager la possibilité d’autres voies que celles de la raison pour aller à l’encontre de certaines croyances. Si tel était le cas, il serait peut-être judicieux de s’interroger sur ce que celles-ci pourraient être si leur existence s’avérait envisageable.
Alors qu’en est-il précisément ? Avant que de répondre à cette question il convient sans doute au préalable de préciser qu’un tel sujet présente quelque intérêt lorsque la croyance en question mérite d’être combattue car lorsque tel n’est pas le cas, pourquoi chercher à la combattre et pourquoi vouloir remettre en cause ladite croyance ? Le combat est toujours source de fatigue et de souffrance et il serait judicieux de s’économiser sur ce point lorsque ce qu’il s’agit de combattre n’a rien de condamnable.
Quelles pourraient donc alors être les croyances qui seraient susceptibles d’engendrer quelque velléité guerrière en nous si tant est que le combat fut la meilleure réponse possible face à la croyance la plus détestable qui fût ? Il ne peut s’agir selon nous que de celles qui portent atteinte à notre être profond voire celles qui nous interdisent de nous ouvrir, de grandir, d’évoluer, celles qui portent atteinte à l’autre ou risquent de lui porter atteinte, celles qui présentent quelque risque (aussi minime soit-il) pour l’individu ou le groupe et celles qui nous interdisent de penser, de vivre, de rêver, de sentir en toute liberté. Les autres peuvent se discuter, s’enrichir, s’amender. Nous verrons qu’il ne faut pas songer nécessairement à les combattre.
En d’autres termes, les croyances qu’il importe d’éradiquer sont bien celles qui font partie d’un bloc de croyances que nous pourrions qualifier de négatives. Une fois ledit bloc établi un premier problème se pose alors à nous : comment déterminer avec certitude le caractère néfaste d’une telle croyance et d’ailleurs est-il seulement possible d’opérer une telle détermination avec toute la certitude et l’objectivité requises ? En effet, si c’est la personne qui est elle-même victime de celle-ci, elle subit la dite croyance et il est difficile de concevoir comment ni de quelle manière le « croyant »pourra se libérer de ce qui l’opprime et l’emprisonne. Si c’est autrui qui opère les classements en revanche, on peut le supposer plus libre à l’égard de la croyance problématique mais comment être assuré de son objectivité, comment savoir si lui-même n’est pas influencé par une croyance toute aussi vaine à l’égard des croyances d’autrui ? Comment être assuré de sa liberté indulgente et tolérante à notre égard ?
Relativement à la dernière affirmation, il n’est point besoin en effet d’une grande sagesse pour le savoir : ce sont toujours les croyances de l’autre qui nous paraissent périlleuses. Les nôtres sont – ethnocentrisme naturel ou culturel oblige - plus souvent entrevues avec bienveillance et un respect qui confine parfois – pour certains d’entre nous ou pour certaines d’entre elles voire les deux – à une forme d’adoration quasi sacrée au point que celui qui oserait même simplement les interroger passerait pour sacrilège.
De plus qu’est ce qu’un raisonnement ? Il ne s’agit pas ici de confondre cette opération de la pensée avec la Raison avec un grand ou un petit r. Toutefois, sur le sujet il s’avère que face à la « mauvaise croyance de l’autre » nous considérons souvent que nous usons d’un subtil raisonnement et que « l’autre » - sourd à notre merveilleuse et subtile intelligence - n’est qu’un être borné qui refuse de remettre en cause ses « dangereuses » croyances tant pour lui-même que pour l’autre. Cette tendance à faire de la moindre de nos analyses un raisonnement de même que celle qui consiste à tenir pour négatives les croyances de l’autre sont toutes deux liées.
Ce sujet nous met donc d’emblée face à une première difficulté qu’il conviendra de tenter si ce n’est de surmonter au moins d’interpeler. Celle-ci pourrait donc faire l’objet de la première partie de notre réflexion. Dans ce premier moment nous nous demanderons donc pourquoi les croyances des autres nous apparaissent bien souvent plus dangereuses que les nôtres et pourquoi la moindre de nos analyses est vécue comme un prodigieux raisonnement par nous alors que les œuvres de pensée des autres nous paraissent souvent assez peu dignes d’intérêt.
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Qu’est ce qui explique notre mépris pour la croyance étrangère et notre amour pour nos délicieux raisonnements ? Bien que la tendance générale soit à la confusion des genres en l’espèce et que l’une des données du problème soit notamment le fait que nous confondons souvent nos raisonnements avec la raison, l’une et l‘autre ne sont cependant pas identiques. La première citée s’entend, en effet, comme une des formes d’expression de la sagesse ou de l’être raisonnable. Elle s’oppose en cela à la déraison ou à la passion. Etre dans la raison c’est donc se trouver dans une sphère qui exclut l’hubris et toutes les formes de démence. Celui qui a raison est dans la vérité.
Il n’en est pas nécessairement de même pour celui qui fait un raisonnement ou qui le propose. En effet, si je raisonne je cherche la raison mais je ne prétends pas nécessairement la posséder. Je peux ainsi procéder par hypothèses et admettre la réfutation. Il n’en va pas de même lorsque je prétends incarner la raison.
De plus la raison est un donné. Elle se pose. Elle s’impose même. Le raisonnement quant à lui est plus une opération de la pensée qui prétend faire appel à la raison. De plus même si l’on cherche les raisons d’une chose, la raison en tant que telle est une. Il n’y a qu’une raison qui donne de multiples attitudes raisonnables ou rationnelles mais il y a de multiples manières de raisonner. Celles-ci vont du syllogisme à l’analyse en passant par la démonstration.
De plus la raison est toujours fondée. Elle est même ce qui fonde. On ne peut bien évidement pas en dire autant du raisonnement. Il en est qui fonde mais d’autres qui détruisent. Il en est de fondés et d’autres qui ne le sont guère.
La raison s’impose à nous comme ce qui va de soi. En revanche, le raisonnement se présente sous deux angles, l’un noble l’autre plus péjoratif. Le raisonnement du raisonneur et de celui qui pontifie nous ennuie. Le raisonnement juste et/ou brillant nous impressionne. Entre les deux, ce que l’on appelle – sans doute improprement- le sophisme et qui renvoie généralement à un raisonnement faux qui prend parfois la forme soit du paralogisme soit de la manipulation (voire les deux à la fois) est également un raisonnement mais celui-ci suscite peu notre respect. On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait de savoir si, par certains côtés le sophisme n’est pas tout aussi dangereux que la pire des croyances. En ce cas doit-il faire l’objet de notre analyse ? Entre la peste et le choléra est-il important de savoir qui doit l’emporter et pourquoi l’un ne l’emporte pas toujours sur l’autre ? Si la croyance est néfaste et le raisonnement tout autant qu’elle, il semble peu conséquent de se demander pourquoi le dit second ne parvient pas à combattre un mal tout aussi dangereux que le premier. Le problème pour la raison est autre en ce cas. Il s’agit plutôt de se demander comment éviter et l’un et l’autre.
Que dire du raisonnement faible ou de celui qui névrotiquement se répète à l’infini et de celui du fat qui croit tout dire et tout savoir alors qu’il ne dit rien si ce n’est des banalités ou l’expression du vide de sa pensée ? Celui-ci est pourrions-nous dire à l’opposé de la raison. De plus, à son égard, la réponse à la question que nous nous posons s’impose d’elle-même selon nous : le raisonnement faible ne parvient pas à vaincre la croyance tout simplement parce qu’il est faible. En effet, une certaine dose de force est requise pour le combat quel qu’il soit : celui des idées tout autant que celui des croyances.
Notre sujet s’intéresse donc aux « véritables » raisonnements, ceux qui sont efficaces, convaincants, subtils et vrais. Nous le savons cependant, ceux là également – et malheureusement - ne parviennent bien souvent pas à vaincre la plus idiote mais également la plus tenace des croyances. Galilée, Giordano Bruno et la longue liste de ceux (artistes, scientifiques ou autres) qui ont eu le tort d’avoir raison avant beaucoup d’autres est là pour en témoigner : que de tracasseries, que d’humiliation parfois injustement subies par ceux qui avaient simplement eu le mérite de dire la vérité et de bien raisonner avant tout le monde lorsque cette vérité contredisait les croyances dominantes du moment ? Un auteur a succès avait autrefois écrit un texte qui s’intitulait la « conjuration des imbéciles ». De René Girard à Hobbes, chacun le sait bien même l’homme le plus talentueux et le plus fort ne peut rien lorsque ses semblables estiment qu’il viole le pacte qu’il ne fallait pas violer et ce même s’il avait raison.
En d’autres termes, face à la vox populi – et plus encore face à la foule - la découverte que permet le raisonnement est de peu de poids car nul ne veut justement que l’on découvre ce qui doit rester caché. Mais alors la question revient : pourquoi les raisonnements de celui qui va à l’encontre des « dominants » sont-il de si peu d’efficacité et causent-ils parfois les pires des désagréments à celui qui avait osé les remettre en cause ? Dans le même ordre d’idées ( et pour revenir à notre premier problème) qu’est ce qui explique notre faible tolérance à l’égard des raisons de l’autre et notre si grande affection pour les nôtres ; faible tolérance qui expliquerait en partie pourquoi les bonnes croyances des uns souvent n’ont aucune (mais aucune) raison de céder aux mauvais raisonnements de ceux qui, pourtant prétendent par ailleurs à l’excellence ?
Si l’on suit Pascal en ses Pensées, ce n’est rien d’autre que l’hypertrophie du moi, ce moi haïssable (dont il conviendrait de se dépendre comme l’on se défait de ce qui nous rend égo-iste) qui expliquerait la fatuité des hommes à ce sujet. Pascal est lecteur de l’Evangile et de la Bible. Il croit en la charité première envers l’autre et rejette les pensées exclusivement tournées vers soi. Il sait également que l’on voit avec netteté la paille dans l’œil de son voisin et que l’on se refuse à observer la poutre qui nous aveugle. En conséquence ces odeurs et ces voiles qui m’insupportent ; ces pratiques que je juge ridicules de celui qui va adorer tel Saint ou tel Prophète (alors que de mon côté le voile de ma cousine me dérange bien peu) et mon amour passionné pour ces stars du football que j’idolâtre, tout ceci s’explique par le fait que je m’aime d’un amour débordant et que j’ignore l’autre qui empêche mon moi raisonneur de se développer.
Contre un Descartes qui, selon lui, considérait que le raisonnement avait toute latitude tout autant que la volonté et contre celui qui assimilait le « moi » à la pensée rationnelle, Pascal nous conseillait ainsi de nous défier de la raison rationnelle car – et chacun le sait si bien désormais depuis que ses Pensées nous l’ont rappelé – le cœur a des raisons que celle-ci ignore. Il est donc parfaitement logique que certaines croyances – et notamment celle de la foi et de la foi chrétienne pour Pascal – ne puissent pas se laisser convaincre ou vaincre par un quelconque raisonnement. Il est donc conséquent de refuser que l’on prétende vouoir faire la preuve rationnelle de l’existence de Dieu. S’il en était autrement, le Moi serait au-dessus de la foi et seuls ceux qui raisonnent pourraient être touchés par la grâce. Or pour Pascal –inspiré par Jansénus sur ce point et contre les jésuites - la grâce ne provient pas d’une quelconque intelligence de l’esprit. Elle ne s’acquiert pas à force de belles lectures ou de beaux discours. Elle est choix et produit de l’intelligence du cœur. Elle ne parle qu’au cœur. Il est donc malséant de la mettre sur le même plan que le raisonnement.
Pour Pascal on peut à la rigueur combattre les croyances faibles – celle des athées par exemple - par la raison, on peut notamment rappeler au mécréant qu’en pariant sur Dieu ils a plus de chances d’être heureux qu’en ne pariant pas sur Lui car s’il n’existe pas il perd peu alors que s’il existe il gagne tout. Cependant la foi, cette reine de toutes les croyances ne peut être combattue – et donc vaincue par le raisonnement – tout simplement parce que le premier est le produit de l’ego alors que la seconde nous vient d’ailleurs et d’un ailleurs situé bien au-dessus de nous. Par sa provenance, la foi est donc supérieure à la raison. Elle est bien au-dessus d’elle et elle a donc déjà gagné d’avance tout combat que sa « subalterne » prétendrait vouloir mener contre elle.
Le raisonnement permet éventuellement de poser quelque probabilité. Il peut autoriser l’obtention de quelque indice influent mais par nature il repose sur la discussion (avec soi ou avec l’autre) et en conséquence il peut toujours être discuté. De plus lorsque l’on ne se fie qu’à lui, comme le rappelle toujours Pascal dans ses Pensées, on se berce d’illusions, on tient pour vrai et juste ce qui n’est que l’expression de la vérité et de la justice de notre côté des Pyrénées tout en refusant de voir que (de l’autre côté) d’autres visions du juste et du vrai sont admises. Seule une croyance – notre foi – en ce qui est peut nous assurer que nous ne nous trompons pas. Seule cette foi peut nous donner de l’assurance car elle se caractérise précisément par le fait que nous sommes assurés que la chose est. Croire en effet c’est estimer que ce qui est et ce même si celle-ci n’est pas en face de nous et si rien ne nous le prouve. Si je crois par exemple que le métier que j’exerce est le plus beau métier du monde personne ne pourra me désavouer ni me contredire sur ce point. J’y crois et c’est ainsi. Ma croyance fait exister cet énoncé ce même si d’autres la trouve ridicule. De même si je crois que c’est Paul qui me parle lorsque je suis au bout du combiné et non pas un imitateur de Paul, je fais exister ma conversation avec lui en partant de cette croyance. En d’autres termes il faut que je crois que Paul me parle pour considérer que je discute effectivement avec lui. La croyance est première et - comme Pascal le rappelle dans le texte précité – celle-ci est donc plus forte en un sens que le raisonnement. Ce qui est premier ne peut se laisser vaincre par ce qui est second.
Le moi qui ne fait que penser rationnellement ne peut donc que douter ou s’illusionner. Il ne peut acquérir la moindre certitude et atteindre le vrai. Il a besoin de la foi qui l’oriente et l’épaule lorsqu’il est égaré et ce qui montre le chemin ne peut être troublé par ce qui s’égare si rapidement dans les arguments et les contre-arguments de l’un et de l’autre.
En conséquence c’est parce que le moi (« l’ego » dit-on ailleurs) - qui est à l’origine de la distinction par moi précisément- entre les bonnes et les mauvaises croyances que j’attribue à l’autre ainsi que du raisonnement que je vais lui « asséner » est faible et haïssable qu’il ne peut rien contre ce qui est admirable et qui est le produit du cœur de mon être. Le raisonnement ne touche que la surface il ne peut donc atteindre les profondeurs.
Si tel est le cas alors que peut faire une éducation adéquate ? Elle pourrait rappeler par exemple un des aspects de la pensée Pascalienne et sans aller jusqu’à conseiller de haïr son « moi » il peut être donné pour conseil de se défier des raisons que l’ego nous donne avec évidence pour retrouver les croyances premières qui sont en nous qu’il ne s’agit pas de combattre sauf lorsqu’elle me porte un entier préjudice.
Mais Pascal « avait la foi » et d’aucuns pourraient soutenir qu’il croyait en celle-ci parce que ses parents l’avaient élevé dans la religion et qu’il vivait dans un Siècle religieux. Un athée pourrait-il le suivre quant à la hiérarchie qu’il établit ainsi entre foi et raison ? Ne pourrait-il lui indiquer que s’il avait vécu en d’autres lieux, s’il avait reçu une autre éducation il aurait tenu un autre discours ? Peut-être même aurait-il prétendu le contraire de ce qu’il a pu soutenir ?
Pascal en ce cas, aurait certes pu répondre que la grâce allait chez Jansen à l’encontre de toute idée de liberté et que sa foi même résultait d’un dessein qui lui échappait certainement. Toutefois ne peut-on considérer malgré tout l’aveuglement auquel conduisent parfois les croyances (qui sont effectivement les produits du cœur) qui nous fait soutenir que certaines d’entre elles ne peuvent être combattues par la raison ? Pour le dire autrement, ne serait-ce pas une forme de déraison première qui serait souvent à l’origine de notre fermeture à l’égard des raisonnements de l’autre ? Si la croyance ne peut être combattue par le raisonnement n’est ce pas simplement parce que toute raison est absente ? C’est à cette deuxième question qu’il nous faut tenter à présent de répondre.
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Face au dément qui se prend pour Bonaparte, à l’homme en colère et à celui qui croit plus que tout que sa femme est la plus belle femme du monde, il est indéniablement malaisé de proposer une démonstration du contraire. Nous écouterait-il seulement ? Pas le moins du monde. Le proverbe ne nous enseigne-t-il pas qu’il est périlleux de contredire le fou ? Le contredire peut-être mais lui dire le vrai est-ce si déraisonnable ? N’est ce pas souvent ce dont il manque ? Reste à trouver la manière de lui dire et il n’est pas certain que le raisonnement au sens basique du terme soit la forme la plus appropriée pour s’adresser à lui.
Pour qu’un raisonnement puisse avoir quelque effet il faut en effet qu’un certain climat « raisonnable » et propice au déroulement – souvent lent, relié et complexe – de celui existe. Lorsque la souffrance est trop forte, elle crie trop et elle ne permet guère à cette parole quasi-silencieuse et à cette écoute que le raisonnement nécessite de s’installer.
En conséquence, que peut réellement le professeur de philosophie « jeté » dans une classe d’élèves aveuglés par leurs souffrances, leurs phobies scolaires mal répertoriées voire ignorées souvent, eux-mêmes rejetés perpétuellement par un système qui n’a cessé de les rejeter en leur disant souvent qu’ils ne valaient pas grand-chose ? Est-il même raisonnable pour lui de prétendre raisonner devant ses élèves ?
En d’autres termes est-il concevable de philosopher ou de prétendre philosopher en toutes circonstances et en tous lieux ? Nullement bien évidemment et c’est la raison sans doute pour laquelle Bourdieu envisageait avec une relative défiance l’enseignement de la philosophie dans notre pays. Dans la Reproduction notamment il explique en quels sens du terme la pédagogie des pays occidentaux – et de la France en particulier selon lui – est reprodutrice. Elle re-produit de manière névrotique toujours les mêmes discours, les mêmes lamentations fondées sur de fausses croyances en un système supposé destiné à permettre la juste sélection des élites et qui n’y parviendrait pas. Elle reproduit toujours le même au sens où elle ne fait que légitimer la domination d’une classe sur une autre. La sélection n’en est donc pas une pour lui elle n’est destinée qu’à donner légitimité au fait que les enfants des dominants se doivent d’avoir les mêmes privilèges que leurs parents. Cette logique pédagogique reproduit car celui qui était déjà sélectionné bien tôt pour échouer échouera et elle reproduit enfin à l’infini une culture qui est identique et qui est supposée au-dessus de toutes les autres alors que d’autres formes d’expressions culturelles sont ainsi rejetées par le système sous prétexte de leur relative indigence. Bourdieu ne croit pas précisément que l’on ne puisse pas - par le raisonnement – modifier des croyances. Il pense même, au contraire, qu’une certaine manière de raisonner (et de faire raisonner) peut produire un habitus qui crée lui-même des comportements – soumis chez les dominés et de puissance chez les dominants – qui induisent eux-mêmes des croyances : croyances en la valeur des uns et en la faible qualité des autres. Pour prendre ainsi un exemple Bourdieu estime qu’en demandant à celui qui sait à peine lire le français de commenter un texte de Kant et en le mettant en compétition avec celui qui a appris à parler – dès son plus jeune âge l’allemand – on suscitera nécessairement chez l’un le sentiment de n’être rien et chez l’autre celui d’être tout. Car l’un a peu de chances de comprendre en quelques semaines la subtilité de la raison pure alors que l’autre y sera mieux préparé.
Bourdieu nous indique ainsi dans La noblesse d’Etat notamment (qui reprend une part des analyses qu’il avait opéré avec Passeron dans le texte précédent) qu’une certaine forme de raisonnement ne peut pas se construire sur un le terreau d’un certain type de croyances. Pour le dire autrement, il soutient que l’enseignement de la philosophie ne peut s’opérer avec aisance dans certains établissements où l’élève pense que celui-ci n’est de toutes les manières pas pour lui et qu’il n’y arrivera pas. La culture sur laquelle se fonde le cours qui lui donné ne lui parle pas. La forme du cours magistral lui est trop rude à admettre. Il n’est pas, comme le fils de la classe dominante un habitué des musées et des bibliothèques. N’ayant souvent qu’un père absent, il n’est guère disposé au discours magistral fondé sur la douceur de l’échange. Il est plus porté à respecter la force qu’a l’extérieur et continuellement il subit parfois dans la violence. Le professeur de philosophie lui-même ne peut – même par un raisonnement modifier ses propres croyances – au sens où il est persuadé que l’élève qui se trouve en face de lui est « faible », qu’il n’a pas le niveau car il a lui-même été formé de cette manière et s’il a choisi le métier en question c’est parce qu’il y croyait. Il a quelque mal à admettre que l’élève « faible » est tout simplement celui qui se trouve en présence d’un discours qui lui paraît totalement étranger.
Que faire alors ? Est-ce que Bourdieu propose de cesser le raisonnement et propose-t-il de supprimer l’enseignement de la philosophie en terminale ? Il ne se prononce pas sur ce point mais il propose en tout état de cause, de supprimer le cours magistral à l’Université et de le remplacer par des cours plus resserrés, d’opter pour des effectifs moindres dans les classes et d’adapter la pédagogie aux enfants qui sont présents.
Bourdieu ne croit donc pas que la pédagogie fondée en raison soit impossible face à ceux qui croient par exemple que celle-ci n’est pas pour eux lorsqu’elles proposent de subtils et profonds raisonnements ( ou à tout le moins ce qu’un certain type de discours lui-même reposant sur certains paradigmes implicites suppose) il pense qu’il convient de l’adapter, de penser d’autres formes de pédagogie. Toute la sociologie de l’éducation contemporaine, dans son sillage de M. Durut Bella à A. Van Zanten admet désormais ce type de discours même s’il cherche à le nuancer quelque peu et s’appuie de plus en plus sur des enquêtes qui cherchent à se dégager de toute influence bourdieusienne ou néo-bourdieusienne. Certes, influencée par R. Boudon une partie d’entre elle note que les « héritiers » échouent également dans le système scolaire contemporain mais elle rappelle qu’ils ont toujours la possibilité de développer d’autres stratégies. Certes, celle-ci évoque le fait que d’autres problématiques existent dans les classes de « privilégiés » et qu’en écartant celles-ci du système classique on risque finalement de réduire la crédibilité des diplômes proposés par le dit système. Cependant un nombre conséquent d’auteurs – parmi ceux notamment qui travaillent en sciences de l’éducation – relève l’existence de blocages persistants chez certains élèves, des croyances qui prennent ainsi la forme de préjugés négatifs et qui les font se fermer à telle ou telle formation, à tel ou tel raisonnement qu’ils n’écouteront pas simplement parce qu’il choque leurs habitudes, parce qu’il va à l’encontre de ce qu’ils écoutent à la maison ou parce qu’ils les estiment nullement faits pour eux. Ainsi tel brillant élève dans un établissement dit « difficile » refusera de passer le concours de Science Po Paris simplement parce qu’il pense qu’il ne doit pas le faire. Tous les discours de son ou de ses maîtres n’y changeront souvent pas grand-chose. Est-ce la peur d’avoir honte ensuite de faire mieux que le père ? Freud, dans une des dernières lettres qu’il a pu écrire à R. Rolland évoque un tel sentiment qu’il a lui-même ressenti lorsqu’à la fin de sa vie, reconnu et ayant voyagé il se sent soudain mal à l’aise d’avoir obtenu ce que son père n’avait jamais pu même entrevoir.
L’échec est-il dès lors de mise sur le sujet et la honte – cette croyance qui est en nous et qui nous donne le sentiment que notre être ne vaut rien ou vaut peu – interdit-elle toute évolution par la simple reconnaissance de la raison ? Faut-il baisser les bras et ne pouvons-nous raisonner qu’en présence de ceux avec qui nous partageons au moins un minimum de croyances communes ?
Un fait un certain : si l’autre se ferme de lui-même et s’enferme dans l’humiliation dont il est victime et qu’il ne veut pas à son tour infliger ; s’il m’est totalement étranger je ne peux effectivement lui tenir le même discours que dans le cas contraire. En ces cas, dois-je pour autant me résoudre à ne plus « raisonner » ou à le « raisonner » (au sens ici tout simplement de lui faire entendre raison sur ses intérêts bien entendus) ? Dois-je me résoudre à le laisser subir des croyances qui risquent à terme d’être périlleuses pour lui mais aussi pour un groupe qui a, chacun le sait bien besoin de s’ouvrir et de se renouveler, pour grandir et évoluer voire simplement pour se retrouver (la re-trouvaille étant tout simplement un retour sur soi qui suppose retour vers la part d’autre qui est en moi vers laquelle l’étranger me renvoie souvent mais que je ne peux plus entrevoir lorsque j’ai pris l’habitude de m’enfermer dans ce qui m’est semblable) ?
Mais un mot nous arrête soudain, celui de « combattre ». N’est ce pas parfois parce qu’il va au « combat » face à celui qu’il s’agit de convaincre ou d’éduquer que le raisonneur échoue bien souvent ? L’objectif est-il d’ailleurs de modifier les croyances ? La loi de 1905 qui instaure le principe de laïcité dans notre pays le précise bien : le but n’est pas de changer les croyances (entendues ici au sens occidental de « religions ») des élèves mais de permettre à chacun au contraire de l’exercer en toute sérénité dans la sphère privée. Dans le domaine public, l’enseignant doit faire preuve de neutralité. Il ne doit donc pas afficher trop ostensiblement ses options politiques et ne pas discriminer un élève sous le prétexte qu’il ferait montre de telle ou telle option philosophique ou religieuse. Quant aux élèves, depuis la circulaire dite sur le « voile », il ne doit pas afficher de signes religieux trop ostentatoires. Mais il ne lui est nullement demandé d’abandonner sa croyance première. Il ne lui est nullement demandé de se « convertir » à telle ou telle foi et nul ne veut « combattre » sa croyance. Au contraire, il s’agit de lui apprendre à vivre pleinement sa propre foi dans le respect de celle des autres.
Dans un climat ou ma croyance fait de celle de l’autre un ennemi, aucun raisonnement ne semble possible. Il peut y avoir un contradicteur lorsque je raisonne mais lorsqu’il y a un ennemi que je combats ce n’est plus le raisonnement c’est la guerre qui elle exclut toute forme de « raisonnement » au sens de discussion partagée avec l’autre dans le souci de l’accueil de sa part d’altérité.
Lorsque la croyance est une croyance de haine, lorsqu’elle est croyance portée par le souci de la violence, la raison ne peut avoir de place. Il n’est pas question ici de dire qu’elle ne peut la combattre. Le raisonnement (entendu comme recherche des raisons et du cœur et de l’esprit) ici ne peut tout simplement pas s’installer car un minimum d’écoute est requis pour que celui-ci s’installe. Lorsque la croyance est aveuglement de haine, une telle écoute ne peut se mettre en place.
Une dernière question surgit dès lors : sommes nous tous destinés à demeurer attachés à ces convictions fortes qui nous fondent sous le prétexte comme nous avons pu le constater que celles-ci sont premières ou qu’elles font partie de notre être ? Ne peut-on trouver d’autres moyens de permettre l’échange raisonné entre des personnes différentes et lorsque celui-ci ne peut plus se faire, peut-on trouver quelque moyen de le rétablir ?
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Nos croyances premières, celles qui sont fondatrices, celles qui ont forgé un individu ne peuvent se mettre au même niveau que le raisonnement et en conséquence elles ne peuvent pas être modifiées par un raisonnement. Pourquoi ? Nous l’avons noté parce qu’elles transforment nos raisons en certitudes. Quant aux autres, celles qui touchent la « surface » pourrions-nous indiquer, nous pouvons les faire progressivement évoluer. Est-ce donc à dire que nous ne changeons pas d’avis ? Que nous n’évoluons guère au contact de l’autre sauf pour ce qui concerne de ridicules éléments de pensée ?
Cette question a préoccupé Hume. Dans L’enquête sur l’entendement humain celui-ci nous rappelle la thèse fondatrice de son empirisme. Contre les Platoniciens de Cambridge et contre la philosophie qu’il appelle « abstraite », Hume nous rappelle que, selon lui, nos idées ne sont que les images de nos impressions. Pour lui ce n’est pas la connexion mais la conjonction qu’il importe de penser à ce sujet. En d’autres termes si nous avons telle idée sur telle chose c’est parce que l’habitude, l’expérience et les impressions que nous avons pu avoir dans la vie nous ainsi fait penser de la sorte. Au Livre IV du dit ouvrage il nous indique ainsi que la raison ne peut donc pénétrer les causes et les effets et que seule l’expérience l’autorise. Si tel élève croit ainsi que ce raisonnement ou cette forme d’expression n’est pas pour lui et ne nous écoutera pas c’est parce qu’il a pris l’habitude de le croire, parce qu’il a été accoutumé à le penser : son entourage, ses enseignants, ses parents, ce qu’il a pu vivre lui ont inculqué cela. Le fait qu’il le « croit » est selon Hume même encore plus fort que le fait qu’il le pense ou qu’il ne pourrait l’imaginer. En effet, pour lui et comme il l’indique au Livre V du texte précité, la croyance est une conception d’un objet plus vive, plus vivante, plus ferme et plus stable que celle que l’imagination produit. La croyance a donc plus de poids dans mon esprit que tout ce que je pourrai imaginer. Pourquoi ? Parce que l’habitude, l’accoutumance lui a conféré ce statut. La croyance en la relation de cause à effet se situe selon lui dans cette logique et celui qui se trouve sur une île déserte et trouvera une montre en déduira nécessairement qu’elle est habitée parce que cette croyance est première en lui. En d’autres termes c’est parce qu’une première croyance forte de connexion entre certains faits existent que nous effectuons tel raisonnement. Il ne faut donc pas espérer changer la croyance d’autrui par un autre raisonnement sauf si celui-ci repose sur des croyances identiques à celles de celui que l’on espère convaincre. Inutile de lui demander d’imaginer autre chose, l’imagination a moins d’impact sur lui. Il croit moins en ce qu’il imagine qu’en ce qu’il croit en quelque sorte.
Pour le « changer », il faudrait donc que la vie, l’expérience, d’autres manières de voir le monde lui soient non pas « inculquées » mais montrées. Il ne faut donc pas « raisonner » face à lui et lui dire « tu sais par exemple la philosophie c’est pour toi » ou bien « le système scolaire est juste, il reconnaît les valeurs réelles ». Il faudrait qu’effectivement - et en acte - il puisse éprouver cela. Il est requis que son expérience première de la chose évolue et qu’elle l’incline à croire en ce qui lui sera soutenu et au raisonnement qui lui sera tenu.
C’est dans cette veine sans doute que la philosophie anglo-saxonne contemporaine a développé une éthique dite appliquée. Le but ici n’est pas pour elle de faire de longs discours sur l’éthique mais de trouver les moyens de la mettre en œuvre au quotidien, dans la vie de tous les jours sans grands discours.
Nous sommes donc loin ici d’un Bergson qui, par exemple dans les Deux sources prônait la venue d’un être d’exception qui – certes plus par son action que par ses raisonnements – ferait évoluer une morale statique et fermée vers une morale ouverte et dynamique. Cette éthique appliquée fait plutôt le pari d’une œuvre au quotidien qui se propose au jour le jour par des actions de chaque instant de modifier les croyances premières de nos concitoyens afin de faire en sorte peut-être que peu à peu le changement s’installe en eux non par le raisonnement mais par la conviction de l’action ou plus exactement de l’oeuvre.
Cette pensée se situe donc plus dans la lignée d’Aristote. Lorsque, dans les Seconds Analytiques, II. 19, Aristote fait de l’intuition le vecteur de la prémisse de tout raisonnement et lorsqu’il nous indique que toute démonstration repose en premier lieu sur cette intuition qui ne s’acquière que par induction, il nous précise en effet que c’est à partir de ce que nous vivons continuellement que nous nous forgeons nos premières croyances. Si l’autre n’a pas vécu les mêmes choses que nous il ne pourra guère me convaincre non pas parce que le raisonnement n’est pas d’utilité. Au contraire la démonstration est le seul moyen de faire science et construire un savoir pour le Stagirite. Cependant il considère qu’aucune discussion digne de ce nom ne pourra s’effectuer si l’autre a des prémisses qui sont totalement étrangères aux miennes.
Le raisonnement n’est donc pas tout le temps sans influence sur l’autre et sur ses croyances. Il est inefficace que lorsque les intuitions architectoniquement fondatrices des pensées de celui qui « raisonne » sont trop éloignées de celles de celui qu’il s’agit de convaincre. En conséquence, l’enseignement - et notamment l’enseignement de l’éthique et de la philosophie –ne peut s’opérer avec des enfants selon Aristote ainsi qu’il l’explique au Livre X de l’Ethique à Nicomaque.
Que veut dire par là Aristote et qui appelle-t-il ainsi « enfants » ? Ceux qui, selon lui, sont incapables de rester un certain temps sur l’analyse de certaines questions et qui « virevoltent » d’un sujet à l’autre sans pouvoir se poser sur l’un d’eux pendant un temps raisonnable ou que la raison requiert selon l’enjeu de la question posée. L’enfance ne dépend donc pas de l’âge pour Aristote mais de l’intuition première qui fait notamment que l’on pense qu’il y a du « commun », que la konoïna ou communauté de vue ou de theoria est possible et souhaitable avec celui qui échange avec moi. Avec celui qui éprouve ce sentiment du commun et qui est dans la philia il est éventuellement possible - non pas tant de raisonner- mais de discuter, de développer un logos sur l’ethos, les mœurs, l’éthique. L’essentiel cependant n’étant pas pour Aristote, comme il le rappelle au Livre I du même texte, de parler d’éthique mais bien d’œuvrer dans un sens éthique et de faire le bien concrètement.
Mais avec les autres quel comportement convient-il d’aborder ? Aristote propose la loi nomos. La loi est ainsi présentée comme ersatz du logos entendu comme raisonnement au sens noble du terme c’est-à-dire recherche commune sans intention malveillante ni discours combattif du vrai. Elle intervient donc avec ceux avec qui il n’est pas possible de mettre à l’œuvre le logos dans son energeia…Car le logos est ce qui advient lorsque la parole se fait libre et pensante dans le respect commun.
Evidemment pour Aristote, plus la cité est divisée, plus elle est clivée, moins elle permet de tracer cette diagonale qu’il évoque au Livre V du même texte et qui repose sur des échanges justes entre ses membres plus les écarts se créent, le sentiment d’injustice s’installe et moins les « inductions » communes paraissent possibles et moins les lois sont justes dans la cité et moins le raisonnement peut s’opérer.
En conséquence, lorsque le raisonnement ne peut plus vaincre les croyances cela s’explique par le fait que trop d’écart subsiste et que cette voix commune que suppose le Logos est trop lointaine. Pour que le raisonnement qui est – au sens pur de l’avènement non pas d’une raison mais d’une vérité alétéia entendue comme dévoilement - soit efficace et pour qu’il puisse permettre, non pas à l’autre qu’il change sa croyance mais tout simplement qu’il écoute et admette les nôtres, qu’il les accueille et qu’il accueille les nôtres il est nécessaire que le voile puisse être retiré en toute quiétude par les uns et par les autres. Pour ce faire, de multiples conditions sont requises au sein de la société mais aussi de la vie de celui qui parle et de celle de celui qui écoute, qu’ils partagent ou qu’ils aient partagés un minimum de convictions communes et notamment au moins qu’il croit qu’un commun est possible entre eux. Il faut surtout pour que le voile s’enlève sans crainte que la confiance règne…
Lorsque le sentiment qui domine est celui de l’injustice profonde. Lorsque les disparités apparaissent trop injustes et infondées et lorsque ce n’est pas le discours mais le « vécu » qui a conduit les uns et les autres à considérer cela, tous les discours ne changeront guère la donne. Tout le monde se ferme et se referme et chacun se replie sur des croyances qui finissent peu à peu par s’enchyster et se durcir au point de ne plus permettre que la confrontation, la vision frontale et non plus l’écoute en raison que doit être le juste et nécessaire raisonnement.
En conclusion, le raisonnement ne peut pas « combattre »une croyance car s’il est dans le combat il a déjà perdu d’avance. Lorsqu’il y a combat il peut éventuellement être question de stratégie guerrière et c’est avec Sun Yi et tous les stratèges militaires qu’il s’agit de réfléchir mais l’ennemi ne changera pas de croyance au mieux doit-on espérer qu’il se tiendra tranquille sans rien changer en lui.
La croyance se situe du côté du cœur et le cœur n’aime pas la violence. Il est fragile chacun le sait bien. Il ne le peut d’ailleurs ni ne le doit et lorsqu’il est stratège il n’est pas vraiment selon nous dans le raisonnement mais plus dans le calcul froid et efficient. Raisonner implique investissement et du cœur et de l’esprit comme Pascal nous l’a enseigné. A défaut il n’est que calcul comptable or il est rare qu’un comptable nous donne envie de croire voire de modifier nos croyances.
Cela est encore plus vrai que lorsque la croyance en question est une croyance première et fondatrice pour un individu et lorsqu’elle exprime plus que toutes les autres sa vie, son vécu, son histoire.
Cela ne signifie pas pour autant que tout enseignement soit voué à l’échec et que nous ne changerions jamais d’avis. Lorsque le souci du commun est présent, lorsque les circonstances le permettent, lorsque le logos au sens où les Anciens entendaient ce terme peut s’installer et lorsque les conditions sont requises pour cette installation, alors le croire des uns et des autres peut progressivement évoluer et les voiles se lever sans violence mais avec respect. Il peut changer. Ce qui donne l’impulsion finale, ce qui permet que le croire devienne effectif ne se situe pas dans le raisonnement qui s’opère mais dans la mise en œuvre, dans la mise en acte effective qui peu à peu installe le sentiment qu’un commun existe entre l’un et l’autre et que chacun est disposé - suivant ce que Romain Rolland appelait une « bonne volonté » - en faveur de l’autre, qu’il a confiance en lui. Or la confiance ne se décrète pas. Elle se gagne par l’action et (qui sait ?) peut-être par une forme d’enseignement qui serait accompagnement plus que jugement et sanction, rencontre plus que sélection et classement, recul plus qu’éloignement et distance. Toutefois pour qu’un tel enseignement soit possible…il faut y croire et nul ne peut croire s’il n’a pas confiance…Le cercle pédagogique ne s’improvise donc pas aisément.