Je ne sais pas combien je connais de refrains de chansons que je n’ai jamais écoutées. L’impression est celle d’un bain, d’une immersion – dont l’idée est écœurante, bien davantage que sa réalité… précisément parce que c’est une réalité diffuse, à laquelle on ne porte pas attention. Ce n’est pas l’idée que je me droguerais ainsi, mais l’idée qu’on me drogue, qui est écœurante. Le silence – pas même son absolu, mais simplement un silence relatif – est devenu très rare ; et la musique, presque impossible à écouter vraiment, sans se mettre à faire autre chose. Tout fait musique de fond… même avec le secours de la vidéo pour me caler devant, sur internet, il est fréquent que j’ouvre un nouvel onglet et m’en aille lire des âneries politiques ou littéraires, sans plus d’égards déjà pour Schubert ou Stravinski. De la même façon, je m’en aperçois, je peine à lire un roman contemporain, et parfois j’ai l’impression que la fabrication de ce dernier est indexée sur l’usine à fabriquer des chansons de variétés impersonnelles, vaguement idiotes.
Il faisait très chaud l’autre jour et je suis entré prendre le frais dans la cathédrale. Là aussi, musique de fond, vaguement grégorienne, censée peut-être apaiser à leur insu les Japonais en shorts et les Occidentaux adipeux qui tous poursuivent, mais en baissant la voix, leur oiseux bavardage. La musique est là pour agir discrètement sur les nerfs, pas pour être écoutée : elle est exactement là comme s’il n’y en avait pas. C’est une musique qui joue le rôle du silence et d’abord je ne m’en suis pas aperçu, puis cela m’a écœuré : elle avait la même fonction qu’une chanson à la mode dans un magasin de fringues. Mais bon, j’ai fait un tour dans le vénérable édifice, et suis allé m’asseoir dans une chapelle latérale dédiée à la Vierge. Il y avait devant moi deux femmes, de dos, qui priaient ; juste devant la Vierge en statue, une femme noire en robe noire, qui avait dédaigné le prie-dieu et posé ses genoux à même le sol ; une autre, un peu en retrait, genoux au petit banc de bois, probablement européenne, trente-cinq ou quarante ans. Je suis resté assis environ vingt minutes ; au bout d’un moment la seconde dame, dont les traits étaient en fait asiatiques, quoiqu’elle n’eût rien à voir avec les Japonais en shorts, s’est levée et est partie. Quand enfin j’ai quitté ma place, la femme noire n’avait pas bougé et je n’ai pu voir son visage ; elle priait encore.
Pour ma part, n’étant pas très croyant, voire pas du tout en fait, quelque respect que je conserve à la civilisation catholique deux fois romaine, je n’ai pas prié, ni cherché à prier, ni bien sûr fait semblant… je suis resté là, comme en silence, je dis comme puisque les enceintes déversaient le sirop vaguement grégorien, et je crois que je pestais en silence contre le monde entier. Mais quand je suis parti, j’avais envie d’écouter de la musique et je suis rentré chez moi.
La mini-chaîne est sur la cheminée en marbre, et de chaque côté d’elle sont ses petites enceintes. J’ai placé le disque dans le lecteur, j’ai reculé mes pieds et posé mes mains au bord de la cheminée ; puis, comme il y a derrière la chaîne un grand miroir et que je ne voulais pas me regarder écouter de la musique – quel sens cela aurait-il ? –, j’ai fermé les yeux et n’ai fait pendant quarante minutes qu’écouter, physiquement requis, investi.
(Quand j’ai raconté la scène à un ami, il a éclaté de rire, et répété plusieurs fois : – Arc-bouté ! Il n’y a que toi pour écouter de la musique arc-bouté … Et de rire ! Oh, j’ai ri de bon cœur avec lui, peut-être parce qu’au sortir de la cathédrale la référence à ce terme d’architecture me convenait tout à fait…)
Ce fut un moment magnifique ; j’étais pleinement conscient, je crois, et consentais à recevoir ce que je recevais, et tout me parvenait clairement, distinctement, sens et raison en éveil, plaisir et critique enfin liés, heureusement unis. Et je me suis demandé, aussi, si les gens qui priaient tout à l’heure, recevaient également, ou seulement émettaient…
Je n’ai aucune envie de dire ici ce que j’ai écouté. C’est finalement trop intime et aucun titre ne rendra compte hélas, de l’écoute que j’ai faite.
6 août 2013
Je ne sais pas combien je connais de refrains de chansons que je n’ai jamais écoutées. L’impression est celle d’un bain, d’une immersion – dont l’idée est écœurante, bien davantage que sa réalité… précisément parce que c’est une réalité diffuse, à laquelle on ne porte pas attention. Ce n’est pas l’idée que je me droguerais ainsi, mais l’idée qu’on me drogue, qui est écœurante. Le silence – pas même son absolu, mais simplement un silence relatif – est devenu très rare ; et la musique, presque impossible à écouter vraiment, sans se mettre à faire autre chose. Tout fait musique de fond… même avec le secours de la vidéo pour me caler devant, sur internet, il est fréquent que j’ouvre un nouvel onglet et m’en aille lire des âneries politiques ou littéraires, sans plus d’égards déjà pour Schubert ou Stravinski. De la même façon, je m’en aperçois, je peine à lire un roman contemporain, et parfois j’ai l’impression que la fabrication de ce dernier est indexée sur l’usine à fabriquer des chansons de variétés impersonnelles, vaguement idiotes.
Il faisait très chaud l’autre jour et je suis entré prendre le frais dans la cathédrale. Là aussi, musique de fond, vaguement grégorienne, censée peut-être apaiser à leur insu les Japonais en shorts et les Occidentaux adipeux qui tous poursuivent, mais en baissant la voix, leur oiseux bavardage. La musique est là pour agir discrètement sur les nerfs, pas pour être écoutée : elle est exactement là comme s’il n’y en avait pas. C’est une musique qui joue le rôle du silence et d’abord je ne m’en suis pas aperçu, puis cela m’a écœuré : elle avait la même fonction qu’une chanson à la mode dans un magasin de fringues. Mais bon, j’ai fait un tour dans le vénérable édifice, et suis allé m’asseoir dans une chapelle latérale dédiée à la Vierge. Il y avait devant moi deux femmes, de dos, qui priaient ; juste devant la Vierge en statue, une femme noire en robe noire, qui avait dédaigné le prie-dieu et posé ses genoux à même le sol ; une autre, un peu en retrait, genoux au petit banc de bois, probablement européenne, trente-cinq ou quarante ans. Je suis resté assis environ vingt minutes ; au bout d’un moment la seconde dame, dont les traits étaient en fait asiatiques, quoiqu’elle n’eût rien à voir avec les Japonais en shorts, s’est levée et est partie. Quand enfin j’ai quitté ma place, la femme noire n’avait pas bougé et je n’ai pu voir son visage ; elle priait encore.
Pour ma part, n’étant pas très croyant, voire pas du tout en fait, quelque respect que je conserve à la civilisation catholique deux fois romaine, je n’ai pas prié, ni cherché à prier, ni bien sûr fait semblant… je suis resté là, comme en silence, je dis comme puisque les enceintes déversaient le sirop vaguement grégorien, et je crois que je pestais en silence contre le monde entier. Mais quand je suis parti, j’avais envie d’écouter de la musique et je suis rentré chez moi.
La mini-chaîne est sur la cheminée en marbre, et de chaque côté d’elle sont ses petites enceintes. J’ai placé le disque dans le lecteur, j’ai reculé mes pieds et posé mes mains au bord de la cheminée ; puis, comme il y a derrière la chaîne un grand miroir et que je ne voulais pas me regarder écouter de la musique – quel sens cela aurait-il ? –, j’ai fermé les yeux et n’ai fait pendant quarante minutes qu’écouter, physiquement requis, investi.
(Quand j’ai raconté la scène à un ami, il a éclaté de rire, et répété plusieurs fois : – Arc-bouté ! Il n’y a que toi pour écouter de la musique arc-bouté … Et de rire ! Oh, j’ai ri de bon cœur avec lui, peut-être parce qu’au sortir de la cathédrale la référence à ce terme d’architecture me convenait tout à fait…)
Ce fut un moment magnifique ; j’étais pleinement conscient, je crois, et consentais à recevoir ce que je recevais, et tout me parvenait clairement, distinctement, sens et raison en éveil, plaisir et critique enfin liés, heureusement unis. Et je me suis demandé, aussi, si les gens qui priaient tout à l’heure, recevaient également, ou seulement émettaient…
Je n’ai aucune envie de dire ici ce que j’ai écouté. C’est finalement trop intime et aucun titre ne rendra compte hélas, de l’écoute que j’ai faite.
6 août 2013