Le Courrier Picard caresse le projet de se faire racheter. Pas vraiment une surprise tant la santé chancelante du journal d’Amiens alimente les rumeurs de vente depuis plusieurs années. Le tabloïd a proposé l’affaire à La Voix du Nord, grâce à un tour de passe-passe juridique qui a de quoi inquiéter les salariés.
CHEZ les Ch’tis comme partout, quand ça va très mal, on fait en sorte que ça reste en famille. C’est donc en toute discrétion, croyait-il, que Marc Delemotte, directeur général du Courrier Picard et membre du conseil d’administration, a adressé un mail à Marien Bonieux, directeur général adjoint de La Voix, en charge des filiales du puissant groupe nordiste. Derrière les subtilités d’écriture et les méandres juridiques, la lettre envoyée par le DG aux Lillois est claire : en échange d’une modification des statuts du journal et du sévère plan de redressement qui s’inscrit en filigrane, le tabloïd de la Somme et de l’Oise s’offrirait à son grand voisin.
Entre vieux amis — depuis le milieu des années 80, La Voix est actionnaire du Courrier en partenariat avec le Crédit Agricole - pas la peine de tourner autour du pot : « La prise de conscience de la fragilité de l’entreprise par un plus grand nombre, l’instabilité et les menaces qui pèsent sur les activités d’éditeur se conjuguent avec des résultats d’exploitation difficiles au Courrier Picard et des mouvements capitalistiques chez nos confrères […] Il y a donc une véritable opportunité pour agir, les conditions d’une action ordonnée et maîtrisée sont réunies. »
Et le DG de décrire les détails de son plan pour que les statuts juridiques du journal soient modifiés.
Aujourd’hui, le CP possède la particularité quasi-unique dans la presse française d’être une Société coopérative de production (Scop). Si La Voix possède 45 % du Courrier en partenariat avec le Crédit Agricole, les salariés y sont majoritaires avec 55 %. Ils décident ainsi ensemble des orientations du journal et élisent les membres du conseil d’administration. Si le plan de M. Delemotte se réalisait, ce statut, auquel tiennent fortement les journalistes, disparaîtrait. Et La Voix (ou un autre, mais qui ?) aurait les mains libres pour réorganiser le journal à sa guise.
Selon nos informations, les salariés du Courrier ne devaient pas être mis au courant de ce projet avant que le fruit ne soit mûr. Mais il y a quelques jours, la manœuvre de la direction a été éventée par la rédaction, qui a mis la main sur ce texte. Depuis, les assemblées générales extraordinaires succèdent aux AG ordinaires dans un climat de défiance et de rancœur envers la direction et le conseil d’administration.
Lundi dernier, lors d’une courte réunion du comité d’entreprise (CE), des explications ont été demandées à M. Delemotte sur ce mail (communiqué à tous les salariés) « où il négocie la liquidation de la Scop au profit du collège ouvriers et employés et dans le dos du collège journalistes, qui n’était au courant de rien », écrivent les représentants. Selon ces derniers, le DG « n’a pas fourni d’arguments convaincants et s’est lancé dans un long monologue sans consistance, nous accusant au final de ne rien comprendre à sa démarche ».
Durant l’assemblée générale qui a suivi le CE, en l’absence du président Michel Collet, les salariés ont demandé aux quatre administrateurs présents de se positionner. « L’un d’eux (Détré) s’est rangé derrière le directeur général. Les autres (Leroy, Marié, Gégu) ont été plus flous sur leurs intentions, même s’ils ont fermement condamné la démarche du DG », expliquent les délégués.
Mercredi, toujours en AG, les salariés ont demandé à M. Collet de s’expliquer sur « la lettre de trahison du DG ». Le président, de retour de vacances, l’a visiblement pris un peu de haut « avant de se lancer dans des explications fumeuses » en « refusant de condamner son ami Delmotte ». 70 salariés ont ensuite signé un texte demandant au conseil d’administration (CA) du Courrier Picard de convoquer une assemblée générale avec pour ordre du jour l’examen du plan de redressement envisagé par le CA et l’état des négociations menées avec les partenaires extérieurs ». En l’occurrence, La VdN.
L’affaire étant désormais sur la place publique, il se pourrait que le groupe Voix du Nord SA (détenu à 67 % par la holding VNI, appartenant elle-même au belge Rossel à 95 %) soit tentée de la jouer profil bas.
Mais même si Rossel – dont le développement dans la presse quotidienne régionale française ne semble pas être un objectif stratégique au-delà de Lille et du Nord-Pas de Calais – repoussait cette avance, le sort du Courrier Picard semble désormais d’être vendu à moyen terme.
Guilhem Beauquier