Guerre froide. Le dernier roman de Laura Kasischke est une...

Publié le 25 août 2013 par Mmepastel
Guerre froide.

Le dernier roman de Laura Kasischke est une gifle. Esprit d’hiver, avec son blizzard comme troisième personnage principal vous cingle en pleine face.

Certes, elle nous a habitués au malaise qui imprègne chacune de ses fictions, mais cette fois, -est-ce la format court, dense et ramassé, est-ce le huis-clos, ou bien est-ce qu’elle n’est pas tout simplement parvenue au fait de son art ?- la lecture est aussi addictive qu’inconfortable.

Un 25 décembre, alors qu’elle, son mari et sa fille attendent les invités pour le repas de Noël et son cortège de joies et de crispations, Holly se réveille avec une sorte de pressentiment angoissé. Rapidement, elle se retrouve seule avec sa fille de quinze ans à préparer un repas tandis que le blizzard couvre tous les alentours d’une neige étincelante ; telle une prison ouatée, la maison devient isolée, et le fameux repas devient de plus en plus hypothétique. Ce ne serait pas si grave si la communication entre Holly et sa fille Tatianna fonctionnait, mais l’adolescente se montre hostile et apathique, et toutes deux semblent glisser dans un vertigineux conflit, aussi sourd et violent que surnaturel.

Je ne veux pas déflorer le suspense qui est vraiment présent dans ce roman, qui fait qu’on le lit aussi vite qu’on le peut, piégé par une tension psychologique aiguë, et qui réserve un dénouement à la hauteur de nos craintes. Je veux donc essayer d’en parler sans évoquer l’intrigue. Laura Kasischke dit elle-même que celle-ci et ses personnages importent peu quand elle écrit (ce qui ne l’empêche pas de remplir ces critères fictionnels avec le brio d’un écrivain de thriller) ; elle dit privilégier l’ambiance, le rendu des sensations, les couleurs d’un paysage, les impressions quasi préconscientes qui traversent ses pages. C’est remarquablement réussi ici. Comme dans Les Revenants, l’écrin de son roman est blanc, neigeux. Mais à cette couleur qui sied particulièrement bien aux contes de Noël, elle ajoute, avec la finesse qu’elle ne cesse de parfaire -on sent plus que jamais qu’elle est poétesse avant tout- d’autres teintes, tantôt par petites touches discrètes, tantôt par aplats plus appuyés. À l’arrivée, on obtient un puzzle parfaitement bien reconstitué qui dessine des motifs très clairs et des problématiques passionnantes, et un tableau subtil et chatoyant de nos angoisses intimes.
Du rouge, du sang et une robe, du bleu, sous la peau diaphane de Tatianna et sur son visage reflétant la lumière d’un écran d’iPhone, la fille chérie d’Holly, adoptée en Russie treize ans auparavant, princesse mystérieuse, belle et angoissante, du noir comme ses cheveux et ses yeux, d’une splendeur surnaturelle.
Ce qui est particulièrement incroyable dans ce récit, c’est que Laura Kasischke parvient à rendre son histoire aussi haletante qu’un thriller classique avec moult poursuites et dangers de mort alors que tout se passe dans un douillette maison au tapis de bain lilas, et qu’elle parvient à toucher au genre gothique alors que son intrigue se passe en 2013, avec un iPhone omniprésent, des médecins compétents et une adolescente qui a bien retenu les leçons d’écologie prodiguées à l’école.

Tout se passe comme si le livre racontait un lent réveil, à l’image de la scène augurale du roman, dans laquelle Holly parvient difficilement à émerger du sommeil, pressée pourtant par une intuition angoissante, presque insaisissable et pourtant taraudante, voire obsédante ; en elle se dispute le désir d’être seule pour écrire cette bribe de conscience qu’elle pourrait alors transformer en poème (puisque subsiste chez elle une telle velléité malgré des faits qui nient cet espoir), et la difficulté de parvenir à l’état conscient, qui s’assimile à la connaissance. À quel point veut-on les choses ? À quel degré d’aveuglement peut-on (in)consciemment se livrer pour les obtenir ? De quelle inertie est-on capable pour préserver ce qu’on l’on croit être son désir ? Voici certaines des questions passionnantes que pose cet étrange roman qui parle aussi bien de notre époque moderne fière de sa science (médecine en tête) et de ses névroses parfois drôles (l’adolescente Tatianna en est parfois le symptôme caractéristique) que de l’intime le plus ancestral, le plus cru, le plus refoulé (incarné par l’héritage russe), qui finit évidemment par l’emporter, comme une malédiction irrémédiable, aussi inexorable que la mort. Un livre puissant, qui s’adresse au plus profond de nos entrailles de lecteurs.


Peintures de Jonathan Viner.