Noura s’éloigna de la maison aussi vite que lui permettaient ses pouvoirs de vampire. Une totale obscurité avait recouvert la campagne. Des nuages lourds et sombres masquaient la clarté de la lune et déversaient à nouveau une pluie fine et glaciale. Arrivée aux abords du village, elle s’arrêta brusquement au milieu de la route, tremblante et le souffle court. Elle resta un moment immobile, le visage levé vers le ciel noir. Les larmes qu’elle avait si difficilement contenues jusque là vinrent se mêler à la pluie qui ruisselait sur ses joues.
Un sanglot lui échappa. Comment pouvait-il croire un seul instant qu’elle pourrait risquer la vie de sa famille uniquement pour contrarier Klaus ? Cet ultime reproche avait été le coup de grâce après tous les événements de la soirée. Elle aurait voulu alors répliquer, lui lancer en pleine figure tout ce qu’elle avait réellement sur le cœur. Dire à haute voix ce qu’elle avait inlassablement répété pour elle-même en prévision du jour où elle se retrouverait face à lui : lui dire à quel point il l’avait blessée, combien elle lui en voulait d’être parti et de l’avoir laissée seule. Au lieu de cela, sa gorge s’était nouée, elle avait senti sa vue se brouiller comme une gamine que l’on réprimande. Elle s’en voulait de faire preuve d’une telle faiblesse et de pleurnicher de la sorte à cause un homme qui, au contact de son cher frère, avait manifestement été contaminé par sa muflerie. Elle se ressaisit et s’essuya le visage d’un revers de main rageur. Il était hors de question de le laisser lui et son frère débarquer dans sa vie, s’installer en maîtres dans sa maison et prendre les choses en mains sans qu’elle ait son mot à dire.
D’un pas vif et décidé, elle reprit sa route en direction du village. Elle s’engouffra dans les ruelles sombres et humides et s’arrêta devant l’une des rares demeures en pierres. L’écho du heurtoir frappant la lourde porte se répercuta dans le silence et effraya quelques chats en chasse qui détalèrent en vitesse. Des bruits de pas se firent entendre derrière la porte. Lorsque Noah ouvrit, il ne put cacher sa surprise en voyant la jeune femme trempée sur son palier.
- Noura ? Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? demanda-t-il en passant la tête dehors pour inspecter la ruelle et s’assurer que la visite qu’il attendait ne rôde pas dans le coin. Entre ne reste pas sous la pluie.
Il s’effaça pour la laisser entrer. Il la regarda un moment arpenter nerveusement la pièce sans rien dire, attendant qu’elle se décide à parler. Il ne voulait surtout pas paraître intéressé ou inquiet par la visite d’Elijah. Il n’était censé connaître de cet homme que ce qu’elle avait bien voulu lui raconter : à savoir le strict minimum. Pourtant, il en savait bien plus. Sa présence risquait de compromettre tous ses plans et surtout les efforts qu’il avait déployés pour amadouer la jeune femme et gagner sa confiance. Mais devant son silence prolongé, il finit par demander :
- Est-ce que tout va bien ?
Noura s’arrêta net et le dévisagea :
- Tu veux dire en dehors du fait que l’homme qui m’a transformée et détruit ma vie vient de s’installer sous mon toit et que celui qui a tué ma sœur rôde quelque part pour tuer le reste de ma famille ? A part ces quelques détails, tout va bien ! s’emporta-t-elle avant de s’effondrer désemparée dans un fauteuil la tête entre les mains.
Noah serra les mâchoires : ce qu’il craignait venait de se confirmer. Klaus avait fait également le déplacement. Il était maintenant certain que les deux vampires étaient au courant de la présence de Viktor dans le village. Cette nouvelle n’allait pas manquer de contrarier l’originel dont il peinait à contenir l’impatience grandissante. Les choses allaient sérieusement se compliquer et surtout s’accélérer. Le sorcier évalua rapidement la situation pour ajuster au mieux ses plans compte tenu des évènements imprévus. La première des priorités était de ne pas être mis à l’écart de ce que les vampires et elle projetaient de faire.
- Comment puis-je t’aider ?
Noura releva la tête et hésita un moment.
- Je ne veux pas te mêler à tout cela, répondit-elle naïvement en se relevant.
Noah regarda la frêle silhouette tournée face au feu qui crépitait dans la cheminée. Il ne l’avait encore jamais vue aussi désemparée, elle ne lui avait jamais semblé aussi vulnérable. Le sorcier tâcha de muer le rictus narquois qui se dessina malgré lui sur ses lèvres en sourire hypocritement compatissant et s’approcha de la jeune femme. En le sentant derrière elle, elle essuya une larme à la dérobée.
- Je n’imagine pas ce que tu dois ressentir à les voir tous à nouveau débarquer dans ta vie. Et je ne te laisserai pas les affronter seule. Qu’est-ce que je peux faire ? répéta-t-il au creux de son oreille en passant ses bras autour de sa taille.
Noura retint son souffle et ferma les yeux. Elle aurait, à ce moment-là, donné n’importe quoi pour que ces paroles aient été prononcées par un autre, pour que ces bras qui l’enlaçaient soient les siens. Elle fit, malgré tout, taire ses réticences. Elle se laissa aller à cette étreinte si rassurante et réconfortante et posa sa tête au creux de l’épaule du sorcier.
- Nous devons savoir où ils se trouvent. Tu pourrais les localiser ?
- Bien sûr… mais après ? Qu’est-ce que tu comptes faire contre trois originaux … ou cinq si tu inclues aussi les deux autres ?
Noura s’écarta du jeune homme et se tourna pour lui faire face, le front soucieux. Elle se contenta de secouer la tête pour signifier qu’elle n’en avait pas la moindre idée.
- Tu as songé au grimoire ? Il contient surement un quelconque sort qui pourrait nous aider, hasarda Noah qui n’avait pas encore évoqué le sujet de crainte de braquer définitivement la jeune femme.
Mais maintenant, il n’avait plus le temps de tergiverser. Il devait mettre la main sur ce livre au plus vite avant que Viktor ne perde définitivement patience ou que Noura se volatilise une nouvelle fois avec lui. Mais devant le regard horrifié de la vampire, il fut pris d’un doute et se demanda si, dans sa hâte, il ne venait pas de tout compromettre.
- Il est hors de question que j’utilise ce maudit livre pour quoi que ce soit ! décréta vivement Noura en se détournant brusquement.
- Vous n’avez plus la dague et même si vous arrivez à les faire fuir : qu’est-ce qui les empêchera de revenir dès que Klaus et Elijah seront partis ? Vous ne pouvez pas fuir indéfiniment, insista Noah.
Noura avait repris ses va et vient incessants et semblait plus déboussolée que jamais. Le sorcier s’interrompit pour ne pas brusquer davantage la jeune femme et attendit qu’elle se calme avant de poursuivre son travail de persuasion.
- Et puis, s’il existe vraiment un sort contre eux : tu pourras te débarrasser de Klaus par la même occasion, continua-t-il.
- Si ce genre de formule existait dans le livre, le Conseil l’aurait su, objecta Noura que l’argument séduisait assez malgré tout.
- Et qui te dit que ce n’est pas pour cette raison qu’ils tentent de le récupérer ?
- Goran aussi l’a eu en main, il l’a étudié et n’a rien vu.
- Tu m’as dit que ton ancêtre avait voulu utiliser sur elle-même le sort qu’Anya a jeté sur Klaus et sa famille. Si c’est le cas, elle n’aurait jamais laissé le moyen de la détruire en évidence. Mais il existe forcément : toute malédiction a une faille.
Noura considéra un moment l’hypothèse en silence, le regard perdu sur les flammes dansantes dans l’âtre. Depuis qu’elle avait définitivement privé Ivan et Maïa de leurs pouvoirs, elle s’était juré de ne plus jamais utiliser ce livre maudit qui avait brisé sa famille. Elle avait songé un temps à le détruire mais Goran l’en avait dissuadée. Le vieil homme avait porté au grimoire un intérêt tout particulier au cours des derniers mois qui précédèrent sa mort, s’enfermant de longues heures dans son bureau pour en étudier chaque page avec minutie. Elle l’avait regardé noircir jour après jour des pages de notes qu’il gardait précieusement enfermées dans un coffre. Elle ne lui avait posé aucune question. Elle ne voulait plus rien avoir à faire avec la magie et ne désirait qu’une chose : faire disparaître celle qui l’habitait. Elle était parvenue peu à peu à maîtriser, à étouffer ses pouvoirs qu’elle considérait comme un intrus qui prenait en otage sa volonté, jusqu’au jour où Neklan et cet autre originel étaient réapparus. Tous ces efforts avaient été anéantis en quelques minutes. L’angoisse de voir les enfants à nouveau en danger l’avait submergée et avait amené avec elle cette vague irrépressible qu’elle n’avait pu contenir. Tout comme elle l’avait ressentie à nouveau face à Klaus quelques heures auparavant.
- Si j’utilise à nouveau mes pouvoirs, le Conseil saura où je me trouve et je devrais fuir à nouveau, murmura-t-elle d’une voix étranglée.
- Tu ne pourras pas rester auprès d’eux éternellement, Noura. Maïa a fondé sa propre famille, Ivan en fera autant un jour ou l’autre.
Elle savait bien sûr que ce jour arriverait mais pas si tôt, pas de cette manière. L’idée de rester seule, la terrifiait plus que tout.
- Je ne te laisserai pas seule, je resterai avec toi.
Ses paroles lui parurent, sur le moment, si sincères qu’il s’en amusa lui-même. Elles eurent l’effet escompté. Le sorcier réprima un rictus de satisfaction en voyant la jeune femme qui ne cherchait plus à dissimuler son désarroi et fondre en larmes. Finalement, l’arrivée inopinée de ces deux vampires n’était pas une si mauvaise chose. Ils avaient réussi en quelques heures à abattre les dernières résistances de la jeune femme.
Il venait de lui attribuer son indéfectible soutien, il ne lui restait plus qu’à s’assurer qu’elle ne le mène jusqu’au grimoire et pour cela il savait pertinemment comment s’y prendre. Viktor et ses fils allaient enfin pouvoir sortir de l’ombre.
Noah scruta un instant le visage bouleversé. Il eut soudain du mal à imaginer dans ces traits fins, dans ce regard de petite fille perdue, la puissante sorcière qui avait tenu tête et mis en fuite des originaux. Mais surtout, il avait beaucoup de difficultés à comprendre comment son propre père, Boris, avait pu faire la bêtise de la sous estimer au point d’y laisser la vie. C’était une erreur qu’il ne commettrait pas, lui. Pourtant de la voir là, à sa merci, si fragile et vulnérable, Noah se dit que c’était l’occasion ou jamais d’allier l’utile à l’agréable.
Il saisit son visage entre ses mains avec douceur. Cette fois, elle ne se déroba pas lorsqu’il approcha ses lèvres des siennes. Bercée par des paroles réconfortantes, Noura se laissa porter jusque dans la chambre.