Prenons la route qui relie Cannes à Fréjus, la ville des paillettes à la ville des arènes.
Par Jean-Baptiste Noé.
À Los Angeles comme à New York le passant se voit dans des scènes de films. Telle rue, tel bâtiment, telle lumière rappellent une scène, un dialogue, un moment du cinéma. Difficile de voir les grattes-ciels de New York sans penser à Spiderman, ou l’Empire State Building sans revoir King-Kong. Paris, en France, joue un peu ce rôle. Du pont des Arts à Montmartre, en passant par les quais de Seine, des moments mythiques du septième art ressurgissent. À Cannes ce ne sont pas les films qui se rappellent à nous, nous sommes véritablement dans un film, le film du film, comme dans une perpétuelle mise en abîme. À Cannes il y a la croisette, les grands hôtels dont on ne peut observer que les façades, le bord de mer, le sable, au loin les îles de Lérins et ses moines priants. Voilà Cannes, avec son palais des Festivals, ses marches et son tapis immaculément rouge. Derrière ce front de mer, cette façade scénique, il y a aussi une ville, mais ce n’est pas la même ville. Derrière cette scène maritime c’est l’arrière-cour, la salle des reposes décors, c’est l’office. Le vrai Cannes, le Cannes connu des millions de cinéphiles, le Cannes qui passe en boucle lors du Festival de cinéma, ce Cannes-là se limite en une étroite bande de bitume, entre les palaces et la plage, dans un périmètre carré fort réduit. Pour le cinéma il n’y a que ce terroir-là qui compte, le reste n’existe pas.
Faisons alors la route inverse ; non pas la route qui mène vers Cannes, mais celle qui nous fait quitter Cannes. Cette route, cette départementale qui porte un numéro, et qui relie Cannes à Fréjus, la ville des paillettes à la ville des arènes. On croit sortir du cinéma et on y entre de nouveau. Sur cette route de front de mer reviennent à l’esprit les courses poursuites de James Bond et l’accident de Grace Kelly, bien réel celui-là, non pas dans un rêve. Les lacets, l’étroitesse de la route, la pente vertigineuse qui plonge dans la mer, voilà de quoi donner le frisson à tout amateur. Selon les options cinématographiques, le conducteur aura envie de freiner, ou bien d’accélérer. La route démarre bien gentiment, et soudain le spectacle apparaît. Le vrai spectacle, le vrai film, celui qui n’est pas inscrit sur des bobines, celui que l’on ne projette pas sur des écrans, le film de la nature, et un film changeant, en fonction des lumières et en fonction de l’heure.
Comment décrire cette superbe route de la corniche qui va entre la mer et le massif de l’Estérel ? Nous pourrions employer une kyrielle d’adjectifs. Nous pourrions multiplier les superlatifs. Nous dirons que c’est le plus beau paysage que nous connaissons. Il y a des paysages qui confinent aux superbes et au sublime, c’est le cas du Grand Canyon, c’est le cas des zones de montagne, des Alpes, des Andes chiliennes. Il y a des paysages qui sont beaux, comme le val de Loire, la campagne toscane, la brousse kenyane au coucher du soleil. Ici pas de sublime et pas exactement de beau, c’est un mélange étrange des deux. Mais ce paysage est magnifique. On voudrait s’arrêter à chaque instant pour admirer la mer, pour s’attarder sur chaque rocher rouge qui plonge dans le bleu sombre de la Méditerranée. On voudrait sentir chaque mimosa qui couvre la corniche, contempler chaque arbre tordu par le vent. Les tournants nous ouvrent l’horizon sur de nouvelles villas nichées dans la forêt, sur de nouvelles calanques et vers des criques méconnues : on croit avoir tout vu et tout s’ouvre à nous. Et c’est comme ça à tous moments : nous passons des beautés pour atteindre d’autres beautés, et l’on découvre que la Provence est un pays de mer et aussi, et peut-être même plus, un pays de montagne. Beauté des lieux, splendeur des yeux, violence et magnificence des couleurs et des formes ; en contrebas de la corniche, les roches de porphyre rouge tombent dans la mer agathe, et les vagues disloquent ces masses qui s’enfoncent sous l’effet de l’écume blanchie : quand on croit être au paradis, l’enfer n’est jamais loin.
Combien de temps dure la route à allure modérée ? Je ne sais, mais ce sont de véritables minutes de plaisir. Il est rare de pouvoir s’émerveiller autant sur des paysages naturels, et ici l’activité humaine se fond dans le paysage sans jamais le défigurer. L’urbanisation est le grand danger de cette corniche. Il n’est pas certain qu’il soit maîtrisé ; tout le monde veut protéger la nature et refuse que les autres construisent leur maison, mais pour soi il paraît normal de faire une exception et d’abattre quelques mètres carrés de pin pour y planter des parpaings. La forêt est mitée de toute part, au milieu des masses vertes surgissent des points jaunes et ocres, là isolés, ici plus présents, des points qui parfois en viennent à former des masses, et au milieu de ces masses demeurent des points verts et frêles. Mimosas, pins sylvestres, pins parasols, chênes verts et chênes-lièges, d’autres essences encore qui luttent et combattent pour demeurer sur leur rocher, pour que la forêt ne cède pas le pas à la garrigue et au maquis.
La route américaine a ses grands espaces et ses immensités, ses lignes droites sans fin et ses étendues à perte de vue. La route française a, partout, de l’histoire, des monuments, des anecdotes et des contes, partout, de la vie, du vécue, des combats et des morts. Sur le porphyre rouge de l’Estérel, combien de bateaux se sont échoués ? Combien de contrebandiers sont tombés sous les balles des douaniers ? Et combien d’habitants ont repoussé les Barbaresques et les Maures qui leur voulaient du mal ? La lumière est fluctuante et la corniche changeante ; l’histoire, elle, est mouvante, et l’histoire des hommes plonge avec les racines des arbres des collines. Revenir au lever de soleil. Revenir au coucher du soleil. Revenir à midi et revenir le soir ; faire la route, la faire sans cesse, dans un sens et dans l’autre, pour sans cesse revoir la même chose, mais différentes choses, la même roche, mais une autre roche, le même pin, mais un autre pin. Le même paysage, avec une autre lumière, et avec d’autres yeux, ce n’est plus le même paysage, ce n’est plus le même décor ; ce n’est plus le même film. On ne monte jamais deux fois les marches de Cannes de la même façon, on ne fait jamais deux fois la route de la corniche : ces paysages nous transforment, et nous, nous transformons les paysages.