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Tout ce que l'on aime devient une fiction.
C'est par cette déclaration qu'Amélie commence le cru Nothomb 2013. Elle aurait pu écrire "tout ce que j'aime devient une fiction" puisque chacun de ses livres est construit à partir d'une expérience vécue. Arnaud Viviant se plait à le souligner sur deux pages très détaillées dans la Vie critique qu'il publie cette rentrée (p. 143-144).
L'auteure voudrait réussir à être proustienne dans la retenue. Les japonais excellent dans l'exercice. A tel point qu'ils ont inventé ce concept de "natsukashii", que l'on peut traduire par nostalgie "heureuse", pour signifier que l'évocation des moments de bonheur perdus ne devrait pas tirer des larmes de regret, mais de joie, puisque les souvenirs sont la preuve de leur existence. Soit ! Et soyons zen !
Je l'écris sans ironie parce que ce roman, qui est en réalité une autofiction, est extrêmement sincère, y compris jusque dans ses excès lyriques, où l'on reconnait la psychologie de l'auteure qui, étranglée par l'émotion, tombe en pâmoison (p. 49) devant un caniveau, seul endroit qui n'aurait pas changé depuis son enfance.
Je le mentionne avec tendresse parce que je la comprends, au risque d'être moi-même ridicule. Quand j'ai retrouvé la maison de mon enfance auxerroise, dignement posée en lisière de ce qui est aujourd'hui un arboretum, j'ai regretté l'époque où elle faisait face à un minuscule ru bordé de saules éventrés qui se traversait d'une enjambée et où je pourchassais maladroitement les écrevisses avec une épuisette. Cette maison qui avait vu croitre sa valeur financière se trouvait amputée d'une grande part de son intérêt.
J'ai retrouvé avec plaisir son art de l'exploration, quand elle hésite entre le syndrome de Stendhal et celui de Mishima (p. 76), son humour, ses alignements de jeux de mots, s'autorisant le surgissement d'expressions familières, quand elle regrette de n'être pas aussi cool qu'elle l'aurait voulu (p. 28), qu'elle raille la perte sèche de coordonnées téléphoniques, se vante de ne jamais poser de lapin, sans parler de tout ce qu'elle subodore. Et ce ne sont que quelques exemples.
Si je suis capable de sourire de cela je ne devrais pas prendre ses ironies au pied de la lettre. Pourtant je la trouve blessante lorsqu'elle pointe les résidences prétentieuses que l'on bâtit de nos jours à Verrières-le-Buisson pour se persuader de sa réussite sociale. (p. 43) Quelle mouche l'aurait piquée dans cette petite ville de la banlieue sud pour lui faire un tel procès ? Il me faut rester sereine pour ne pas me laisser envahir par les souvenirs de vingt ans de ma vie passés à VLB (dans une résidence dont la prétention m'échappe encore) et me concentrer sur le retour de l'auteure au Japon.
Elle a gardé ce pays dans son corps et dans sa tête (p. 7), ce qui donne envie de lire son analyse en parallèle de celle de Brigitte Giraud sur ce sujet. La voilà partie pour six jours à Kobé, trois à Tokyo alors qu'elle se prétend au bout du rouleau. S'attend-elle à une résurrection comparable à celle de son bonsaï, libéré de son envoûtement de petitesse par l' Hugo Cabret de Scorsese (p. 25) ?
La résurrection a déjà eu lieu, littérairement parlant, ... par ironie du sort après la catastrophe de Fukushima. Si elle confie ici que le drame la ravagea d'une manière qu'elle ne pourra pas dire (p. 23) elle a pu en fait l'écrire d'une telle manière qu'elle toucha le lectorat japonais avec cette conséquence imprévisible d'y être de nouveau traduite.
Amélie raconte chacune des étapes de son retour d'enfant prodigue ... et prodige ... Elle renoue avec Rinri, le fiancé éconduit de ses vingt ans, héros de Ni d'Eve ni d'Adam où elle racontait leur liaison. Ce garçon merveilleux d'une bonté absolue (p. 14) le plus délicieux et gentil du monde (p. 28) ne la décevra pas. Il la reverra avec enthousiasme.
Ce sera par contre la palme de la désolation (p. 62) pour les retrouvailles avec Nishio-san, la femme sacrée qui fut sa gouvernante bien-aimée et qu'elle élève au rang de mère, pour qui elle demeurera Amélie-chan, la petite Amélie.
Alors qu'elle prétend n'avoir pas le talent de rester à la surface des choses (p. 42) pour ne rien laisser paraitre de ses émotions comme toute japonaise qui se respecte, Amélie démontre presque le contraire. Son livre lui permet en effet de laisser éclater l'état de transe qui agita sa mémoire au pays du soleil levant.
On aurait aimé que ces instants soient filmés. Scruter "son visage poli" quand elle ne reconnait plus rien du quartier de son enfance, son visage béat quand elle affirme son optimisme incongru à une "journaliste célèbre" (p. 138) à propos de la hausse de TVA du livre, son expression extatique dans le parc de Shirogane, et surtout la voir se dissoudre dans l'agitation tokyoïte comme une aspirine effervescente (p. 139).
Ce fut fait. L'auteur explique même que sans ce reportage, intitulé Empreintes - Amélie Nothomb, une vie entre deux eaux, et qui eut lieu en avril 2012, il n'y aurait pas eu ce livre qui en constitue en quelque sorte les sous-titres. J'ai pesté contre le site de France 5 qui ne permet plus d'y accéder au-dela de la bande-annonce. Et puis le miracle eut lieu. A force de scruter le web je l'ai déniché, intact et entier sur le blog de la Zone Manga. Je viens de le visionner d'une traite, avec une émotion sans doute plus forte que si je l'avais vu avant d'avoir lu le roman.
Je suis heureuse de pouvoir l'intégrer à ce billet mais je vous conseille de faire comme moi et de revenir ici une fois que vous vous serez imprégné de cette nostalgie heureuse.
La nostalgie heureuse, Amélie Nothomb, Albin Michel, en librairie le 22 août 2013
Billet consacré à Barbe bleue, 24 août 2012,
Billet consacré à Tuer le père, 17 août 2011
Billet consacré àUne forme de vie , 29 août 2010
tous parus chez Albin Michel
Blog de la Zone Manga