Jacques Garelli est demeuré depuis ses premiers livres jusqu'à aujourd'hui en marge, dans la marge, et l'on n'hésite pas à reprendre ce qu'écrivait Aragon à son propos, il y a plus de quarante ans 1 : " [...] on va trouver sa parole obscure, se fâcher... Pourquoi pas ? La poésie n'est claire qu'à la longue.[...] J'imagine la tête des lecteurs, en son temps, si un journal de la Commune de Paris avait imprimé une des Illuminations d'Arthur Rimbaud. Il y a près d'un siècle de cela, le temps a marché, les gens ont changé ". Cela est vrai, la poésie de Jacques Garelli n'est pas "claire", elle exige du lecteur qu'il soit disponible, attentif, qu'il ne lise pas ces Fragments d'un corps comme s'il s'agissait d'un récit, les brefs poèmes en prose à la suite, qu'il prenne le temps de mâcher et remâcher les mots.
La poésie de Jacques Garelli est enracinée dans la tentative, toujours inaboutie toujours à recommencer, de comprendre l'obscurité des choses, de fixer " quelques remous enténébrés qui refluent des méandres " en sachant que d'autres mouvements échappent. La lire, c'est être " entre chien et loup ", cela ressemble à ce que devait être l'écoute des mots de l'ancienne pythie, emplis de ciels, de jardins, d'ombres, de manques, mots qu'il n'est pas nécessaire d'interpréter mais à accueillir comme tels, énonçant le mystère des choses du monde. La lire, c'est comme se regarder " Dans un miroir " : " Des cris d'oiseaux qui se croisent, un tapis de mousse pour suaire et cette transparence tombée sur les traverses de la rivière, où se prend mon visage illisible, mais content. "
On se heurte à beaucoup de questions dans la poésie de Jacques Garelli, par exemple celle du temps : celui de l'ouverture aux choses, en sortant de soi, sans garder mesure, contre l'absence, pour le mouvement, et peut-être parfois ressent-on qu'il n'existe plus que " le silence d'un monde qui a brûlé jusqu'à l'écho de ses questions ". Ce n'est pas dire l'oubli des choses du monde, bien présentes justement : ce sont des femmes et des enfants qui cherchent leur nourriture dans une décharge, donc la violence faite à qui ne peut répondre autrement qu'en disparaissant, c'est le recouvrement d'une ville antique par les eaux d'un barrage, donc l'effacement de la mémoire d'un travail humain. On comprend les mouvements incessants des ténèbres, de l'impénétrable, de l'absence à la remontée vers la lumière, à la naissance du matin, au surgissement de la rose. Comment le dire mieux que dans cette " gestation de l'œuvre " :
Bien sûr qu'elle vient de loin !
avec ses paquets d'algues
chargées de sel marin
et ses réminiscences,
qui hantent la verdure
sous ses arceaux de ronces,
filtrant pour toi seul
la rumeur tamisée
de la mer et des fonds.
Comment vivre les mouvements contraires, la " houille noire du soleil " ? Je découvre ma réponse en lisant des proses autour de tableaux (Vieira da Silva, Renoir, Dürer, Zao-Wou-Ki, Claude Garelli) ou d'un bâtiment conçu par Frank Gehry ; devant la toile ou la forme dans l'espace, et devant les mots, c'est l'imaginaire de celui qui regarde, qui lit, qui est sollicité pour reconnaître " un monde secrètement partagé [qui] transgresse ses limites ".
Aragon évoquait Rimbaud. Fragments d'un corps en archipel est suivi d'une lecture de deux états d'un poème de Rimbaud, lecture passionnante qui cerne notamment ce qu'est l'analogie, si fortement à l'œuvre dans la poésie de Jacques Garelli. Il s'agit toujours d'avoir à l'esprit que les images poétiques sont ancrées " dans l'expérience ouverte de la perception, et de la vie " et que " d'emblée, le regard que l'artiste pose sur les choses les met en rapports analogiques ". Précisons :
Il faut entendre par rapports analogiques la manière [...] dont l'eau d'un fleuve, au niveau perceptif, dans sa noirceur de boue trouve un accord harmonique avec l'odeur humide des mottes de terre, qui délimitent de façon imprécise ses berges, et où la lenteur de l'eau qui coule semble inscrire dans la profondeur de ses remous le cours ensommeillé d'un songe.
La lecture de l'étude est une invitation à reprendre les Illuminations - et les Fragments d'un corps en archipel. Relisons " Raison d'être " pour revenir à la question du temps et de la lecture :
Tant qu'ils ne comprendront pas, ne soupçonneront pas, ne voudront pas que ce qui s'écrit, soudain, ne fût nulle part ailleurs, qu'ils retournent à leurs ornières, vieilles breloques, qui ont réglé leur âme sur quelque métronome construit pour colmater du fond de leur tanière, l'irruption hors mesure des scansions du temps.
Car il y va du temps, en cette irrigation sauvage, le temps d'un canal, le temps d'un déclic, le temps d'une couleur, le temps d'un frisson, qui seul met en marche, dût-il la travestir, l'absence immémoriale, qui englobe toute démarche et que l'écoute la plus sagace n'a jamais pu capter à la source du temps.
contribution de Tristan Hordé
Jacques Garelli, Fragments d'un corps en archipel suivi de Perception et imaginaire, Réflexions sur un poème oublié de Rimbaud, José Corti, 2008, 15 €.
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