Plongée dans l'histoire antique de Marseille et le mythe de Protis et Gyptis.
Par Guillaume Nicoulaud.
Contraints par l’exiguïté et la faible fertilité de leurs terres ioniennes, les Phocéens se sont tournés très tôt vers les activités maritimes – pêche, commerce et piraterie – à tel point qu’ils devinrent, selon Hérodote, les premiers grecs à se lancer dans de longs périples maritimes. Ainsi, précise Trogue Pompée, les navigateurs Phocéens avaient même osé naviguer « en direction du rivage ultime de l’Océan » (c’est-à-dire les colonnes d’Hercule) ; fait lui aussi confirmé par Hérodote qui rapporte l’émerveillement du roi de Tartessos (en Andalousie) devant leur savoir-faire maritime. C’est à l’occasion de ce cabotage, sans doute, que les navigateurs Phocéens repèrent les lieux – et peut être même la calanque du Lacydon – et envisagèrent d’y fonder une colonie. De retour à Phocée, nous raconte Trogue Pompée, ils parviennent à convaincre certains de leurs compatriotes qui formèrent à cet effet une flotte dirigée par Simos et Protis.
De retour sur zone, non sans avoir signé, nous dit Trogue Pompée, un traité d’amitié avec les Romains du roi Tarquin [1], les commerçants Phocéens cherchent à obtenir la bénédiction de Nanus (ou Nannos), roi des Ségobriges [2], pour s’installer en terres Ligures. Or, le jour même où le roi accède à la demande d’audience des grecs et reçoit Protis (Aristote le nome Euxène [3]), il se trouve qu’il s’apprête à célébrer les noces de sa fille Gyptis (Petta selon Aristote). La coutume Ségobridge, confirment les deux auteurs, veut que ce soit la fille du roi qui désigne elle-même son futur époux en lui offrant de l’eau (Aristote évoque du vin mélangé) lors de la cérémonie prévue à cet effet. Mais voilà qu’au moment fatidique, Gyptis/Petta, ignorant ostensiblement ses nombreux prétendants, désigne Protis/Euxène.
Le Grec et la Ligure convolent donc en justes noces avec la bénédiction de Nanus qui, selon Aristote, y voit la volonté des Dieux et qui, d’après Trogue Pompée, s’empresse d’autoriser son beau-fils à fonder sa ville sur la rive nord du Lacydon. Aristote raconte qu’Euxène/Protis renomme son épouse Aristoxène [4] avant qu’elle ne lui offre un fils, Protis, qui donnera son nom à la famille des Protiades ; qui vivent toujours à Massalia confirme le philosophe. Trogue Pompée poursuit encore pour raconter la trahison de Comanus, fils de Nanus, qui tend un piège typiquement troyen aux massaliotes ; piège déjoué grâce – encore ! – à l’amour d’une Ségobridge pour un Grec mais qui explique, selon l’historien gallo-romain, les relations tendues qu’entretiendront encore longtemps les Phocéens et les Ligures.
Bref, Massalia est née.
Trogue Pompée précise que ces événements ont eu lieu « à l’époque du roi Tarquin » – c’est-à-dire sous le règne dudit – ce qui nous laisse deux possibilités : Tarquin l’Ancien (-616 ; -578) ou Tarquin le Superbe (-534 ; -509). C’est la prise de Phocée par les perses de Cyrus le Grand vers 546 av. J.-C. qui permet de privilégier la première hypothèse. En effet, à partir de cette date, la métropole ionienne a perdu l’essentiel de sa puissance et une grande partie de sa population grecque : il est peu vraisemblable qu’elle ait été en mesure de fonder la moindre colonie sous la domination Achéménide. C’est ce qui permet de dater l’arrivée des premiers colons grecs sur les rives du Lacydon aux environs de l’an 600 av. J.-C.
Assez remarquablement, c’est ce que confirment les archéologues modernes qui ne trouvent aucune trace d’occupation stable des lieux à la fin du VIIe siècle avant J.-C. [5] mais confirment l’existence d’habitations sur la butte Saint-Laurent et peut-être même sur la butte des Moulins au début du VIe siècle. C’est remarquable parce qu’en situant la fondation mythique de Massalia dans un créneau de 38 ans qui se trouve être parfaitement crédible, il nous laisse à penser que le mythe comporte une part, fût-elle ténue, de vérité.
Notons ici que, lorsque Aristote raconte cette belle histoire, elle est supposée avoir eu lieu il y a déjà plus de deux siècles et notre philosophe n’ayant probablement jamais mis les pieds dans cette partie du monde [6], il utilise sans doute des sources de seconde main. Trogue Pompée, qui a vécu sous Auguste, est un auteur encore plus tardif mais il présente l’avantage d’avoir des origines gauloises – c’est un Voconce de Vaison-la-Romaine – fortement imprégnées de cette culture grecque qui émane, justement, de Marseille. C’est donc ce dernier qui, sans doute, rapporte l’histoire la plus proche du mythe originel : l’exposé d’Aristote est bien plus succinct, les noms d’Euxène et d’Aristoxène relèvent de licence poétique et l’on peut même se demander si la coupe de vin offerte par Gyptis ne relève pas de l’anachronisme [7]. La version du macédonien a donc surtout valeur de confirmation : il utilise probablement une source différente de celle de Trogue Pompée qui, pour l’essentiel, recoupe le discours de ce dernier.
On peut également porter au crédit de Trogue Pompée sa description des enjeux Phocéens qui les conduisent à se tourner vers la mer et à essaimer des comptoirs commerciaux tout au long des côtes nord de la Méditerranée : Hérodote, nous l’avons dit plus haut, comme les historiens modernes confirment largement. Ainsi donc, l’idée selon laquelle des Phocéens, vers l’an 600 avant J.C., seraient parvenus à s’entendre avec les Ligures pour fonder un comptoir dans le Lacydon, ne semble être contestée par personne.
Reste, bien sûr, le mythe de Protis et Gyptis. Si, deux siècles plus tard, Aristote rapporte l’existence de la famille des Protiades, c’est qu’il y a sans doute un Protis (ou un « Protos », un premier) au départ de la dynastie. Est-ce un mythe construit de toute pièce comme pour justifier des intentions pacifiques des grecs, de leur légitimité à Massalia et des différends qui les opposent à leurs voisins Ligures ? C’est, à vrai dire, assez probable tant de telles fables étaient courantes parmi les cités antiques – qu’on songe, pour ne citer que l’exemple le plus célèbre, à Rome.
Ce qui semble en revanche établi c’est qu’à cette première fondation mythique viendra, quelques années plus tard, s’en rajouter une seconde avec la chute de Phocée et l’exil d’une large part de sa population vers 546 avant J.-C. C’est peut être, d’ailleurs, à cet évènement que Strabon se réfère dans sa Géographie (Livre IV) : le passage des Phocéens fuyant les Perses par Éphèse peut tout à fait avoir eu lieu à ce moment puisque cette cité, relativement à l’écart des affaires lydiennes, n’a pas cherché à opposer de résistance à Cyrus II [8].
C’est à partir de ce moment que le comptoir commercial va devenir une véritable cité grecque ; une base avancée de la civilisation hellénistique « battue des flots de la barbarie » (Cicéron) ; d’où, comme toutes les colonies lointaines au travers de l’histoire, son attachement viscéral aux anciennes coutumes, sa posture de citadelle assiégée et son célèbre conservatisme politique.
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Sur le web.
Notes :
- La chronologie est incertaine. Ce qui semble établi, c’est que le traité romano-phocéen a été signé avant la fonction de Massalia. ↩
- Tribu celto-ligure. ↩
- Ce qui, en grec, signifie « hôte bienvenu ». ↩
- En grec, « bonne hôtesse » ; voir note 3. ↩
- Ce qui explique sans doute pourquoi les Ligures ont pu se montrer relativement détendus lors de la première installation des grecs. ↩
- Et ce, même si Aristote semble très au fait de l’histoire de Massalia comme en témoigne le fait qu’il ait rédigé la Constitution des Massaliotes et utilisé à deux reprise la cité comme exemple dans sa Politique. ↩
- Ce sont les massaliotes, justement, qui vont introduire la culture de la vigne et la consommation de vin en Gaule. Les cités étrusques avaient bien commencé à y exporter quelques amphores mais l’absence de port digne de ce nom sur le territoire Ségobridge ne plaide pas en faveur d’Aristote. ↩
- C’est, selon Strabon, l’origine du culte d’Artémis d’Éphèse à Massalia. ↩