Un si bel automne

Par Baudouindementen @BuvetteAlpages

par Frédéric Vigne

C’est la première réflexion que je me suis faite ce matin en quittant ma tanière, cachée dans une combe profonde, protégée par une sorte de chaos rocheux au milieu duquel sont venues s’insinuer quelques broussailles.
 
Il fait encore très doux alors que novembre approche, un vent tiède fait danser les feuillages qui flamboient sous la lumière du Soleil, et seuls quelques nuages s’effilochent dans un ciel d’un bleu profond. Une pluie d’or semble avoir recouvert la forêt et le flanc des montagnes.
 
Je suis née loin d’ici, au cœur d’autres forêts et d’autres montagnes, là où les hommes parlent une autre langue, là aussi où ils ne nous ont pas –pas encore ?- déclaré la guerre à nous les ours. J’ai grandi libre et heureuse et j’ai parfois croisé le chemin de ces humains qui évoluaient sur mon territoire. Mais la forêt est vaste et il m’était facile de me cacher, car notre instinct nous dicte depuis des millénaires cette évidence : mieux vaut croiser le moins possible le chemin des hommes, y compris de ceux qui se parent des meilleures intentions à notre égard.
 
C’était un matin qui ressemblait à tous les autres matins, peut être que celui-là était un peu plus brumeux, je ne sais plus. C’est vrai que dans mon souvenir, les immenses troncs des sapins et des pins noirs avaient l’air de fantômes surgissant du brouillard, et que l’humidité suintait des mousses recouvrant un sol devenu spongieux.
 
J’ai entendu ces machines roulantes qu’ont les hommes pour se déplacer. Elles font un bruit caractéristique, mais je n’avais aucune raison de m’en inquiéter, je les entendais souvent à travers la forêt. Il m’est même arrivé d’en voir. J’ai entendu des hommes en descendre et dire des choses que je ne comprenais pas, puis ils se sont séparés et ont pénétré dans le sous-bois.
 
J’ai fait ce que je savais faire de mieux en pareil cas, j’ai commencé à fuir. Mais soudain, j’ai entendu comme un claquement, et aussitôt j’ai senti quelque chose qui pénétrait en moi. Ce n’était pas très douloureux, juste un peu gênant pour marcher, car la chose m’avait atteinte au défaut de l’épaule. Et rapidement, mon esprit s’est embrumé, je me sentais flotter dans quelque chose d’irréel, les troncs des sapins et des pins noirs se sont mis à danser dans le brouillard. Je titubais, je n’avançais plus, mes forces me quittaient. Dormir. Je n’aspirais plus qu’à cela, c’était agréable, d’ailleurs. Oui, dormir. Plus rien d’autre n’existait que cette envie irrépressible. Des images étranges m’apparaissaient, sans doute les ai-je imaginées. Les formes se fondaient, se déformaient. Je ne me souviens qu’à peine du moment où je me suis lourdement abattue sur le sol, l’écho des voix des hommes m’arrivant en atténué.
 
« Hajde! Hajde, Branko! Trebam te ! »
 
Et puis plus rien. J’ai sans doute dormi très longtemps, car à mon réveil, il faisait nuit, et j’étais brinqueballée dans une de ces machines roulantes sur une piste qui semblait serpenter à flanc de relief. Les hommes qui se trouvaient à l’avant parlaient une autre langue, que je ne comprenais pas davantage.
 
« Elle se réveille! »  « Ouais, surveille-la, qu’elle ne se jette pas de partout! » « Non, elle a l’air calme! » « Tant mieux! Eh, ma grosse, on arrive bientôt à ton nouveau chez toi! »
 
Je me sentais encore engourdie, mon esprit ne s’éclaircissait que lentement, je cherchais à comprendre et je ne comprenais pas. Les hommes devant ne semblaient me vouloir aucun mal. L’un d’eux ne me quittait pas des yeux et me souriait. Il y avait de la gentillesse dans son regard, c’est peut-être grâce à lui que je n’avais pas vraiment peur.

La machine roulante a fini par s’arrêter et on a ouvert les portes. Je suis descendue, un peu hagarde, à la lueur de ces lumières violentes, celles des phares des véhicules. C’est à cet instant seulement que j’ai senti que quelque chose était planté dans mon dos, juste sous ma peau. C’étaient sans doute les hommes qui avaient fait ça. Qui d’autre, de toute manière ? Les ours ne plantent pas d’objets bizarres sous la peau des autres ours.
 
Et c’est ainsi, en pleine nuit, que j’ai échoué dans mon nouveau territoire. A la longue, j’ai fini par comprendre. On m’avait fait venir de si loin parce qu’ici, il n’y avait plus de femelles, les ours risquaient de disparaître. Je devais donc donner de beaux enfants à un seigneur du lieu.
 
Mais j’ignorais qu’ici, on nous haïssait à ce point, que certains voyaient en nous rien d’autre que de nuisibles tueurs de troupeaux, et pourquoi pas assassins d’enfants, aussi? J’étais arrivée au milieu d’une guerre entre hommes à notre sujet. J’ai vite compris que cette guerre humaine risquait de n’avoir d’autres victimes que nous autres, les ours. Nous n’étions là que pour leur permettre de s’écharper entre eux, nous étions l’alibi, le symbole de deux façons de voir la montagne, la Nature, l’avenir. Nous étions dans un engrenage périlleux dont l’enjeu nous dépassait de très loin. Nous n’avions d’autre choix, probablement, que d’être les victimes expiatoires de leurs théories, de leurs expériences, de leurs luttes. Même ceux qui parlaient pour nous, qui disaient qu’ils nous défendaient, il fallait s’en méfier, car en fait ils ne parlaient que d’eux-mêmes. Les seuls à réellement s’occuper de nous, à nous connaître, n’avaient finalement guère voix au chapitre. Je revois le regard de cet homme dans la machine roulante, ce regard plein de sobre compassion. Je n’en ai jamais revu d’autre depuis.
 
Pourtant, on raconte chez les ours que jadis, malgré les braconniers, il n’y avait pas cette haine contre nous. Les hommes étaient pourtant plus nombreux qu’aujourd’hui à vivre dans les vallées, mais les ours aussi. Et les hommes respectaient les ours. Enfin, un peu plus… La montagne bruisse encore de légendes à notre sujet, et celui qui tend l’oreille peut parfois les entendre.
 
Que sommes-nous aujourd’hui sinon des faire-valoir, demain peut-être des marchandises ou bien des trophées, des boucs émissaires pour des vaches ou des moutons tués, et rarement par nous? Je sais que le bétail a peur de nous, qu’il fait parfois n’importe quoi rien que parce qu’il sent notre présence. Mais comment reprocher à un ours d’être un ours? Je n’ai pas demandé à ce que l’on vienne me plonger dans ce cauchemar humain.
 
Je sais que je n’ai rien à attendre des hommes. Comment le pourrais-je lorsque je vois comment ils se traitent entre eux? Alors je poursuis ma vie d’ourse en espérant ne jamais les croiser. Ils sont faciles à repérer, donc à éviter. Ils sont balourds et bruyants et leur odeur est étrange, on ne peut la confondre avec aucune autre. Et puis j’ai toutes les raisons d’être heureuse, puisque dans quelques mois naîtront mes oursons. Je vais bientôt commencer ma sieste hivernale, mais pas tout de suite. Je profite de ce si bel automne, je ne me souviens pas d’en avoir vu un aussi magnifique. Non loin de là coule un petit torrent et c’est vers lui que je dirige mes pas. Mes pensées virevoltent avec les derniers insectes et les oiseaux qui volètent de branche en branche. J’ai dérangé une troupe de pinsons et le geai jacasse à mon passage. Il y a toujours quelqu’un qui vous voit dans la forêt.
 
Oui, je suis bien distraite et je n’ai rien vu venir. Deux chiens à sanglier qui soudain se mettent en arrêt et aboient furieusement. Et des pas lourds, maladroits qui écrasent les brindilles, un souffle haletant. L’homme est là, planté devant moi, le fusil levé.
 
Je ne sais pas ce qui me passe par la tête. Peut-être que j’aurais du fuir, faire demi-tour. Peut-être que c’est vrai, ce n’est qu’un tragique hasard, qu’il n’est pas là pour moi. Comment savoir? Je n’ai pas confiance. Les chiens sont terrifiés, ce qui les rend encore plus hargneux. D’eux seuls, je ferais vite mon affaire. Mais il y a l’homme et son fusil. Je me redresse, agitant mes pattes, brassant l’air pour tenter de l’intimider. C’est ainsi que nous faisons, nous, les ours. Je voudrais qu’il recule, qu’il s’en aille. Qu’il aille simplement se vanter au bar de m’avoir vue, et rien de plus. On se moquerait de lui, il paierait à boire à ses amis et tout finirait bien.
 
Mais non. Il est figé, son visage devient livide et ses doigts se crispent sur la détente. Les deux balles me touchent au ventre. Je pense à mes oursons, là, qu’il vient probablement de foudroyer, et moi avec. Mon ventre saigne, sans doute vais-je mourir. Alors je mourrai comme une ourse. Un chien passe trop près, un coup de patte lui laboure le flanc, il se vide de ses entrailles au pied d’un hêtre et je dois avouer que j’en suis heureuse. Mais c’est l’homme que je veux, et il a détalé. Je perds trop de sang, je ne peux pas le poursuivre malgré toute ma fureur. La fureur passe vite, car elle ne sert à rien.
 
Le chien achève de mourir mais cela m’indiffère. Mes forces déclinent déjà, pourtant je n’ai pas mal. Perdre du sang est quelque chose d’étrangement agréable. Je contemple ma vie quitter mon corps et j’en sourirais presque. Je parle à mes oursons qui ne naîtront jamais, j’essaie de leur décrire ce si bel automne qu’ils ne pourront pas voir. Les pinsons et le geai sont perchés sur des branches, ils ont assisté à la tragédie et n’y peuvent rien.
 
Il n’y a rien à faire, seulement attendre le Grand Sommeil. Je me couche et je contemple les feuillages qui flamboient encore davantage au Soleil déclinant. Dans deux heures, il fera nuit, et il fera nuit en moi également. Ces deux heures-là m’appartiennent. Je ne mourrai qu’après.
 
Et j’emporterai avec moi la vision de ce si bel automne.
 
Frédéric Vigne
Free-lance photographer

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1997, 27 septembre.  L’ourse "Mellba" est abattue par un jeune chasseur, Jean-Philippe Gausseran, sur la commune de Bézins-Garaux (Haute-Garonne), un fief d’opposants aux ours. Alain Suberbielle, photographe et naturaliste, présent ce jour- là dans le village, voit le jeune chasseur fier, nullement ému par son acte, assis sur un tracteur.

La plainte est classée sans suite. Malgré bien des rumeurs sur le prétendu suicide du chasseur, ce dernier est toujours vivant. (Lire plus)

Mellba avait débarqué le 6 juin 1996 à Melles.