A quoi ça tient un destin parfois ? Celui de Patti Smith s’est joué dans une cabine téléphonique. L’été 1967, à 21 ans, elle décide de quitter son New Jersey natal et de rejoindre New York avec pour seule possession une valise et le montant exact du trajet en petite monnaie. Arrivée à la gare routière, elle découvre que le prix du billet a presque doublé depuis la seule et unique fois où elle s’est rendue dans la Big Apple. Honteuse à l’idée de devoir rentrer chez elle, elle s’isole dans une cabine téléphonique pour réfléchir à la situation et découvre un sac à main posé sur un annuaire. A l’intérieur, 32 dollars, largement de quoi se payer le voyage : « J’ai pris l’argent et déposé le sac au guichet. […] Je ne peux que remercier, comme je l’ai bien souvent fait intérieurement toutes ces années durant, cette bienfaitrice inconnue. C’est elle qui m’a donné l’ultime encouragement, le porte-bonheur de la voleuse. J’ai accepté le don du petit sac à main blanc comme si c’était le doigt du destin qui me poussait en avant. »
Passionnée de dessin, de peinture, de littérature et de poésie, Patti quitte les siens sans véritable but. Arrivé sur place, elle pense pouvoir se loger chez des amis mais ceux-ci ont déménagé sans laisser d'adresse. Se retrouvant à la rue, elle dépose des CV dans des librairies et des magasins de mode. En attendant des réponses qui tardent à venir, elle dort dans des cimetières, des cages d’escalier ou des wagons de métro. Elle trouve enfin un boulot de caissière dans une échoppe vendant des bijoux fantaisies et son destin bascule à nouveau le jour où elle sert un jeune homme qui deviendra son inséparable compagnon de route. Il s’appelle Robert Mapplethorpe et avec lui elle veut refaire le monde. Fascinés par l’art, ils vont se lancer dans de nombreuses expérimentations allant du collage à la photographie en passant bien sûr par le dessin et la poésie. Pendant des semaines, des mois et même des années, le couple va subir quelques tempêtes et bouffer de la vache enragée. D’abord amants puis liés par un indéfectible lien d’amitié, Patti et Robert vont traverser la fin des années 60 et le début des années 70 portés par le souffle d’intense créativité qui balaie New York. Dans leur sillage, on croise Andy Wharol, Allen Ginsberg, Janis Joplin, Jimi Hendrix et tant d’autres.
La carrière de chanteuse de Patti commence par le biais de la poésie. Fascinée par Rimbaud (le chapitre où elle relate son périple à Charleville en 1973 est tout en émotion), elle parvient à placer quelques textes dans des revues avant de faire des lectures dans les bars. Elle y affronte un public difficile, chahuteur, indifférent ou vindicatif. C’est grâce à ces prestations souvent chaotiques qu’elle va se forger une identité scénique des plus solides. En posant des notes de musique sur ses mots, c’est la révélation. Entourée de musiciens, Patti déploie ses ailes et créé une parfaite fusion entre la poésie et le rockn’roll. Une recherche de simplicité dépouillée de tout artifice, une forme de sauvagerie et de pureté : « Nous avions peur que la musique qui était notre nourriture ne se trouve en danger de famine spirituelle. Nous avions peur qu’elle perde sa raison d’être. Nous avions peur qu’elle s’enlise dans un bourbier de spectacle, de finances et d’insipides complexités techniques. »
Cette autobiographie m’a passionné. Quelle femme, quelle vie, quelle époque ! Patti et Robert, c'est un couple indestructible à la curiosité intellectuelle permanente guidé sur la voie de l’art par la fréquentation de figures mythiques et qui n’aura cessé d’élargir le champ des possibles. Just Kids, des gamins inséparables qui seront parvenus à réaliser leurs rêves. Une histoire belle et tragique.
Les dernières pages sont bouleversantes. A la fin des années 80, Patti s’est mariée et a eu deux enfants. Robert est devenu un célèbre photographe. Malade du sida, il se meurt et sa compagne de toujours lui rend visite le plus souvent possible. Entre eux la magie est toujours présente. De leur ultime rencontre elle dira : « La lumière ruisselait à travers les vitres sur ses photos et ce poème silencieux que nous formions, assis ensemble une dernière fois. Robert mourant : il créait le silence. Moi, destinée à vivre, j’écoutais attentivement un silence qu’il faudrait toute une vie pour exprimer. » Juste avant sa mort, elle lui écrit quelques mots : « l’idée m’est venue, en regardant tout tes objets, tes œuvres et en passant en revue mentalement des années de travail, que de toutes tes œuvres tu es encore la plus belle. La plus belle de toutes les œuvres. »
Robert s’est éteint le 9 mars 1989. Lorsqu’elle a appris sa mort, Patti écoutait La Tosca entamer la sublime aria « Vissi d’arte » : J’ai vécu pour l’amour, j’ai vécu pour l’art. « J’ai fermé les yeux et joint les mains. La providence décidait des termes de mon adieu. »
Just Kids de Patti Smith. Folio, 2012. 380 pages. 7,70 euros.
Un grand merci à Manu sans qui je n'aurais jamais eu l'idée de me pencher sur ce titre. C'est son billet enthousiaste qui m'a convaincu et je ne le regrette pas !