En ce matin d’été 1819, le navire Essex leva l’ancre pour sa campagne habituelle de chasse à la baleine. A son bord, 21 marins dont le plus jeune n’a que 14 ans. Le capitaine lui-même, George Pollard Jr. est à peine âgé de 28 ans. Son second, le premier maître Owen Chase, 22 ans et le second maître Matthew Joy, 26 ans. L’entreprise est audacieuse. Mais les besoins en énergie procurée par la graisse des baleines est indispensable à la jeune Amérique et justifient toutes les prises de risque. ceci explique cela. D’ailleurs, les vieux se font rares dans le métier. Les chargés de famille aussi. Qui aurait envie de partir pour plus de 2 ans dans ces expéditions aléatoires alors que la famille est restée au port ? On sait que le métier n’est pas facile, que la mort rôde. Parfois, lorsque la pauvreté devenait intolérable, certains capitaines signaient à nouveau pour une campagne, embarquant femmes et enfants. Ainsi Thomas Williams leva l’ancre sur le « Florida » avec son épouse Eliza pour revenir 3 ans plus tard accompagné de deux nouveaux rejetons. Mais les retours porteurs d’heureux évènements étaient rares. L’île de Nantucket est parfois baignée de brouillards diffusant ces halos de tragédies que commentent les marins dans les tavernes avant de s’affaler, sur les pontons de bois qui relient les docks. L’emprise des effluves de tristesse tout autant que d’alcools ont souvent le dernier mot. Du moins pour ceux qui n’étaient pas quakers. Car Nantucket possédait une étonnante communauté de ces hommes pieux, rigides et sobres. La solidarité et la foi qui les liaient en faisaient un groupe soudé et engagé qui se prêtait bien à ce métier dur et sanglant. Il y avait dans cette chasse, une sorte de quète éternelle, la victoire sur le Leviathan et le chaos du Monde. La chasse convenait à l’homme, la mission à Dieu. Et tant pis si l’égalitarisme qu’ils préconisaient n’avait que peu de rapport avec la hiérarchie maritime.
Deux jours plus tard, l’Essex est violemment secoué par un coup de vent de grande intensité ; le mat de perroquet est détruit. Pollard décide alors de voguer vers les Acores afin de réparer. Remis sur pied, le navire fait route vers le Sud et franchit le Cap Horn fin novembre. Pendant quelques mois, ils écument le large des côtes du Chili. Les prises sont maigres. Les hommes se fatiguent. Henry Dewitt, l’un des matelots, déserte lors d’une escale. George Pollard est bougrement contrarie. L’Essex possède 3 baleinières nécessitant 6 hommes chacune ; un à la barre, un au harpon et 4 rameurs. Avec cette absence, lorsque les baleinières chassent, il ne reste plus que 2 hommes pour manœuvrer l’Essex. Et jamais d’officier, bien trop occupé à diriger les baleinières. Deux hommes, c’est bien peu et très risqué. D’autant que l’un des deux est forcément le mousse, trop jeune pour chasser. Mais comment faire autrement ? Le capitaine attend bien quelques jours espérant son retour, mais en vain. Il a beau lancer son équipage à sa recherche, mais sans effet. Ce n’est pas sur les côtes chiliennes que l’on trouvera un matelot expérimenté. Alors tant pis, il reprend la mer sans lui.
Cela fait plus d’un an que la campagne a débutée et l’Essex n’a embarqué que 700 barils d'huile alors qu’il peut en contenir le double. Pollard maudit ces côtes chiliennes et équatoriennes trop chiches en cétacés à son goût. Il décide alors d’aller chercher des proies plus à l’Est, au cœur du Pacifique. En octobre 1820, L’Essex relâche sur l’ile Floreana aux Galápagos près d’un autre navire baleinier, le George de Londres. Son capitaine, Benneford, revient d’une campagne particulièrement difficile. Sur une quarantaine d’hommes d’équipe, seuls trois ne sont pas atteints par le scorbut. Il attend que les malades se remettent avant de reprendre la route du retour. Pollard charge ses hommes de se saisir de tortues pour s’assurer d’avoir toujours de la viande fraîche à bord. Ils en prélèvent près de 300. Sur ce, un autre baleinier, le Lady Adams, de Nantucket jette l’ancre prés de l’Essex. Des compatriotes ! Les hommes retrouvent, qui des amis, qui des membres de leur famille ! On demande des nouvelles. Et le soir, on fait la fête. Le 22 octobre, les deux capitaines décident d’aller chasser des dindons sauvages. Les équipages en profitent et se plongent dans une beuverie. L’un des hommes de l’Essex, l’anglais Thomas Chappel, par jeu et par stupidité, enflamme des buissons secs. Le vent attise et entraîne les flammes vers l’intérieur de l’île, la transformant en quelques heures en un immense foyer, détruisant toute forme de vie animale. Les hommes se retrouvent encerclés et n’ont d’autre alternative que de plonger entre les flammes pour rejoindre la plage, les cheveux roussis et les vêtements brulés. Pollard est furieux et veut punir le coupable. Sa colère est telle qu’elle fait peur au coupable et qui craignant la punition du fouet, ne se dénonce pas. Ses compagnons de bord ne le trahissent pas malgré le danger qu’il leur a fait subir. Dès le lendemain, l’Essex lève l’ancre, salue le Lady Adams et met cap à l’ouest. Les jours passent sans prise. L’Essex poursuit bien parfois quelques troupeaux mais en vain. Le 16 novembre, quelques baleines apparaissent enfin. Les baleinières sont mises à l’eau. Elles sont toutes tuées mais dans la lutte, l’une d’elle détruit la chaloupe de Chase et bien que tout son équipage soit jeté à la mer, aucune perte n’est à regretter. Mais la défiance a gagné l’équipe. En effet, Chase avait pris la place de Benjamin Lawrence, son habituel harponneur dont il s’était mis à douter de son habileté au harpon. Le 20 novembre, le matelot en faction en tête de mat repère un troupeau de cachalots. Les baleinières sont aussitôt mises à l’eau. La chasse commence. Les harponniers saisissent plusieurs femelles. L’une d’elles endommage à nouveau la baleinière de l’infortuné Owen Chase. Une voie d’eau vient de s’ouvrir sous le coup de l’animal. Chase ordonne alors à Benjamin Lawrence qui est désormais à la barre, de regagner l’Essex pour réparer. Sur la dunette de l’Essex, le jeune mousse Thomas Nickerson se tenait à la barre tout en surveillant la flottille de chasse. Il venait d’assister à la ruade de la baleine harponnée par Chase ; du jet de sang et du coup sur le plat-bord de la baleinière ; du coup de hache de Chase sur le filin qui l’accroche au harpon planté dans la chair de l’animal ; des tentatives d’un homme pour contrer avec sa marinière la voie d’eau, de leur approche… Ils abordent enfin. A bord, Chase décide de réparer la baleinière au lieu de prendre celle de secours. Soudain, Nickerson aperçoit sur bâbord avant une gigantesque baleine se précipiter droit sur l’Essex. Il comprend vite que son attitude est agressive et ne peut s’empêcher de crier « là, droit devant… Elle charge !» Owen Chase, stupéfait, aperçoit également le grand mâle se ruer sur leur navire. Il lui ordonne aussitôt de virer de bord afin de tenter de soustraire les flancs du navire à la charge de l’animal. Nickerson s’exécute, mais sans vitesse, le navire ne répond pas. Brutalement, l’énorme cachalot éperonne sous la ligne de flottaison. Sur l’Essex, la force du coup a été telle que tous ont été projetés à terre. L’animal semble enragé. Il retourne au combat, comme s’il voyait dans l’Essex un autre mâle voulant s’approprier ses femelles. Les combats entre concurrents sont connus des marins qui assistent parfois à ces joutes féroces et titanesques. L’Essex va subir une nouvelle charge. Mais brutalement le cachalot sonde. Tous les hommes à bord de l’Essex se sont rués aux bastingages et cherchent des yeux l’ombre énorme du titan… Ils ne verront pas le coup venir. La bête frappe sous la coque, fendant du même coup l’énorme fausse quille de l’Essex. Que peuvent les hommes à bord ? Rien. Le cachalot réapparait près de la poupe. Owen Chase s’est retourné. Il a aperçu au loin, la baleinière de George Pollard qui a cessé sa chasse et souque ferme vers leur navire. Il comprend que le temps joue contre eux. Il faut faire cesser les charges de l’animal au plus vite. Déjà, l’Essex commence à gîter. Il faut faire une diversion. Il se saisit d’un harpon, et s’apprête à le lancer. Mais le cachalot est trop prêt du gouvernail. S’il frappe la bête, elle va se débattre et risque fort de l’endommager. Sans safran, comment rentrer à terre ? Il tergiverse. « Qu’elle s’éloigne, bon sang ! » Trop tard. Le cachalot a disparu. Là-bas, Matthew Joy, aux cris de son capitaine, a également viré de bord pour rejoindre ses compagnons, sans bien comprendre ce qui se passe. Mais lorsqu’il aperçoit le cachalot percuter la poupe de l’Essex qui, sous la violence du coup, est projeté vers l’avant dans une gerbe d’écume, il comprend qu’un drame est en train de se jouer. En quelques instants, le navire délabré, prenant l’eau de toute part, se couche par bâbord. Lorsque sa baleinière accoste à ce qui n’est plus qu’une épave ballotée par les flots, une folle agitation semble avoir saisi les autres membres de l’équipage.
George Pollard a compris depuis longtemps qu’il fallait abandonner le navire. Il a donné des ordres. Tous s’affairent au plus vite pour rassembler des vivres, récupérer les fûts d’eau, sortir des voiles et des instruments de navigation, gréer les baleinières, se saisir de l’indispensable, diverses fournitures, des couteaux, des clous et des fusils, puis abandonner le navire. George Pollard ne sait pas encore ce qu’il va faire. La seule chose qui occupe son esprit est de recenser ce qu’il est primordial d’embarquer. Au cœur du Pacifique, tenter de survivre sur trois baleinières est une gageure. Penser à l’essentiel sans surcharger les baleinières. Elles tosseront sur des creux, rencontreront peut-être même de fortes houles. Ils pourront affronter des grains, voire des tempêtes. Il le sait bien. Et ne pas affoler l’équipage, déjà passablement ébranlé. Rester calme, ou tout au moins le faire croire. Il donne ses ordres. Il faut faire vite, l’Essex va sombrer. Quand il eut réparti les hommes sur les baleinières, il jette un dernier coup d’œil au pont de l’Essex dévasté et en partie noyé, puis saute dans sa baleinière. A quelques distance de son esquif, Owen Chase est resté debout sur sa baleinière, tout comme Matthew Joy sur la sienne, les mains sur les barres, dans l’attente. Les voiles ne sont toujours pas hissées. Pour l’instant ce sont les matelots qui nagent afin de stabiliser leur embarcation. Il faut surveiller le grand mâle qui rôde encore à quelques encablures dans un sillage de sang, le corps meurtri, des esquilles fichées dans son rostre, toujours menaçant. Owen Chase comme Matthew Joy attendent les ordres. Ils ont fait encorder les baleinières entre elles. George Pollard se rend compte qu’un nouveau problème vient de surgir : que faire ? Où aller ? Il réfléchit, vite, tout en discutant avec ses seconds, comme un vrai Quaker. Les vents en cette saison ? Les courants en ce lieu perdu ? Quels sont-ils ? Les îles les plus proches ? Oui, les Marquises, plein ouest, probablement plus faciles à atteindre, mais peu sûres, peuplées de dangereux sauvages dont on dit qu’ils se nourrissent de chair humaine. Les Tuamotu un peu plus au sud, mais plus éloignées… Alors les côtes péruviennes ? Elles sont plein Est, plus lointaines, à environ 2000 miles et pour les atteindre, il faut aller prendre les courants marins bien plus au sud. Si Pollard est d’avis de courir à l’Ouest vers des îles, Chase et Joy sont partisans d’aller chercher les courants pour le Pérou. Vite, il faut prendre une décision, l’équipage attend. « Cap au sud !» s’entend-il crier. Le sort en est jeté. Son expérience n’a pas eu le dernier mot et les conséquences seront tragiques.Un dernier regard, en forme d’adieu à ce qui fut l’Essex. A ce qui était la fierté de tout un équipage, plus qu’une demeure, un monde en soi. L’unique amarre à leur communauté, symbole de leur identité, n’était plus qu’un amas de planches rivetées formant une carcasse informe.
Une longue navigation commence. Le soleil tape. Les nuits sont longues, froides et humides lorsque ces hommes viennent de subir l’ardeur solaire. Des grains succèdent aux calmes plats. Il faut alors souquer, parfois jusqu’à l’épuisement. Les vêtements gorgés de sueurs deviennent glacials lorsque seules les étoiles éclairent les flots. Des tempêtes les submergent. Il faut alors écoper, et souquer encore pour éviter encore et encore les déferlantes qui s’abattent de tous côtés. Les embarcations ne sont heureusement plus attachées entre elles. Mais du coup, le bouillonnement des eaux les dispersent. Il faut alors se chercher, peut-être en vain. « Mais bon sang ! Ou se trouve Chase ? » Epreuve supplémentaire que cette angoisse générée par l’absence d’une baleinière. Le temps passe. La baleinière est-elle toujours à flot ? Il faut chercher, revenir en arrière, s’éloigner de la route, souquer ferme contre le vent, les courants. Perdre du temps et s’épuiser inutilement. Puis ce sont les retrouvailles. Instants de joie. Moments d’allégresse, que les maiîres de bord utilisent pour répartir parcimonieusement eau et nourriture. Puis on reprend la route diffuse dans cette immensité. Les biscuits ont pris l’eau et se sont gorgés de sel. Biens trop précieux, il ne faut pas les jeter. Ils sont séchés et ingurgités. Mais les manger augmente la soif. Alors, on restreint sa consommation. La déshydratation devient intolérable. Les plus faibles glissent dans des délires incontrôlables. Pollard faisait le point régulièrement, s’en tenant à son cap. Mais les vents contraires poussaient la flottille vers l’ouest sans qu’il ne puisse évaluer l’empleur de la dérive. La faim s’invite au bal des souffrances. Lorsque la famine semble pousser les hommes à commettre des actes irréparables, une tortue, emportée lors du naufrage, est égorgée, dépecée et sa viande, ses entrailles, distribuées avec lésine. Les tentatives de pêche ne donnaient rien. Et la nature leur riait au nez en s’amusant avec des offrandes dérisoires telle la chute sur un homme d’un poisson volant qu’il avalait aussitôt avant de se le faire chiper par un de ses compagnons. Don du ciel ridicule, cette aumône accentuait les rancœurs. C’était chacun pour soi ; et comment pouvait-il en être autrement lorsque cette nourriture si chiche ne permettait bien évidemment pas le partage ? La tension devenait toutefois palpable. Les officiers durent veiller aux provisions et pour contrer toute tentative de pillage, conserver une arme à la main. Mais ils redoutaient aussi le moment où il faudrait annoncer qu’il ne restait plus rien. Ils se rendaient bien compte que désormais, il devenait évident que le stock d’eau comme de nourriture ne suffirait pas à atteindre la côte sud-américaine. Pour laisser un espoir aux hommes, il fut admis que ces maigres dons de la mer tout comme l’urine de chaque homme ne seraient pas partagés. Leur quotidien était maintenant une succession de souffrances ; la faim, la soif, la chaleur, la fatigue, l’immobilité sur les bancs de nage, les brûlures sur la peau et les yeux, l’alternance des sensations d’humidité puis de sécheresse, laissaient les hommes hagards, au seuil de la défaillance ou d’une irrépressible révolte. Seul le rappel incessant des officiers qu’un espoir subsistait tant qu’un souffle de vie restait au fond de leur poitrine, les retenait sur le chemin de l’humanité.
Soudain un cri « Terre ! ». Au loin apparaît ce que George Pollard croit être l’île Ducie. Erreur, il est bien plus à l’ouest. Mais cette apparition vient de redonner des forces aux équipages des baleinières. Lorsqu’elles sont suffisamment proches de l’île, George Pollard ne se rend pas compte que le relief élevé ne peut-être l’atoll Ducie mais plutôt celui de Adamstown où peut-être Henderson. Sur cette dernière, l’espoir est possible car elle est peuplée par les descendants des mutins du Bounty. Mais George Pollard ne semble pas connaître cette histoire aujourd’hui célèbre. Ils accostent. Enfin un peu de répit ! Après quelques heures de repos, quelques matelots sont envoyés en mission d’exploration. Les autres cherchent à se réapprovisionner. Ils trouvent une aiguade qui leur permet de boire enfin de l’eau fraiche. Pour se nourrir, c’est plus difficile. On se contente de peu. Lorsque les hommes partis faire le tour de l’île, reviennent, c’est le désenchantement. Elle est déserte et quasiment sans ressource. George Pollard se rend compte que cette situation n’est pas viable. Il est en outre confronté au dilemme que pose cet abri tout relatif. Les hommes d’équipage sont euphoriques d’être à terre après avoir souffert le martyre. Mais l’île n’est en rien un Eden. Elle peut être même un piège. Attendre la venue d’un navire semble bien hypothétique. Cette zone est mal cartographiée et peu de navires la fréquentent. En outre, personne ne les attend à Nantucket avant quelques mois. Qui donnerait l’alerte ? De toute façon, les ressources que présente cette terre ne suffiront pas à les faire vivre le temps que pourrait prendre un secours inespéré. Il faut reprendre la mer. Abandonner sa destinée au bon vouloir de l’océan. Qui l’accepterait ? George Pollard, à l’écart de ses hommes, convoque ses seconds, Chase et Joy, et les convainc. La conversation est âpre. Ils essayent d’estimer le temps que nécessiterait une navigation vers le Pérou. Deux mois ? Peut-être trois. A moins d’une rencontre fortuite ? Joy est pessimiste. Pollard argumente « de toute façon sur la route, il y a l’île de Pâques ! » Ses compagnons cèdent. Il propose toutefois d’attendre quelques jours, le temps de reprendre des forces, de faire des provisions en eau et nourriture et, surtout, de solidifier les baleinières qui ont souffert pendant le mois de navigation.
« Si l’on veut des trinquettes, il faut refaire des voiles !
- Et avec quoi, lui rétorque Chase
- Avec des feuilles de pandanus tressées, propose Pollard. Puis il reprend. Nos flasques ne suffiront pas. Il y a des cocotiers. Il faut réaliser des tresses de noix de cocos vidées que nous remplirons d’eau.
- De l’eau ! il n’y en guère.
- Il y en a. il suffit de savoir chercher. Puis en pointant le doigt vers le haut des falaises, il reprend. Regardez là-haut ces grands arbres. Ce sont des pisonias : leur tronc est gorgé d’eau.
- Et pour les vivres ? questionne à nouveau Chase.
- Il faut pêcher et chasser. Il y a du poisson, de nombreux oiseaux dans la forêt. Leur viande peut être séchée et stockée. Puis il reprend. Nous sommes le 20 décembre. Dans une semaine nous repartons. Dès demain, Joy, tu prendras tes hommes pour la corvée d’eau et des vivres. Et toi Chase, tu te charge de renflouer les canots. Il faut hausser les francs-bords. Confectionne des quilles de roulis, nous en aurons sûrement besoin. »
Pendant ce temps, l’équipage s’était installé pour la nuit sur la petite plage et, épuisé, s’était endormi.
Le 27 décembre, comme prévu, les trois baleinières reprennent la mer. Mais dans chacune d’elle, il manque un homme. Thomas Chappel, Seth Weeks et William Wright ont refusé d’accompagner leurs compagnons. Pollard n’a pas tenté de les faire revenir sur leur décision. A trois, ils avaient peut-être une chance de s’en sortir. Certes, c’était des bras en moins en mer, mais d’un autre côté, c’était également un gain de bouches à nourrir. Et il ne voulait pas embarquer des hommes contrariés qui risquaient de corrompre l’harmonie et l’entraide qu’il souhaitait à bord. Il etait plus soucieux de l’état de santé de Joy. Depuis plusieurs semaines déjà, bien avant la perte de l’Essex, Matthew Joy se plaignait de maux de tête et de faiblesse généralisée. Mais, quoique fiévreux, Joy tenait à assurer le commandement de sa chaloupe.
Si le temps est beau lors du départ, il se dégrade assez vite les premiers jours. C’est finalement une nouvelle tempête que les baleinières affrontent. Les trinquettes de fortune réalisées sur l’île n’ont pas tenu sous les premiers assauts du vent. Matthew Joy est au plus mal. Balloté par les flots, n’assurant plus la barre, il est devenu dangereux. Après avoir failli glisser par-dessus bord, ses hommes d’équipage le couchent entre les épontilles des bancs de nage. Peu après il se met à délirer. Le 10 janvier, il meurt. On appelle Pollard, qui comprend aussitôt que son second maitre vient de décéder. Il dirige sa propre embarcation auprès de celle de feu-Joy pour s’en assurer. Les deux chaloupes s’amarrent entre les badernes de liège. Pollard alors regarde son compagnon ; il n’y rien à faire si ce n’est réciter un Te Deum, remplir ses poches de cailloux et le laisser glisser au fond des flots turbulents. Funeste cérémonie sous un ciel plombé et ruisselant de pluie. Pollard note la date dans son journal de bord puis nomme Obed Hendricks, l’habituel harponneur de la chaloupe, chef de nage de cette dernière. Avant de repartir, il harangue ses hommes. « Ne vous laissez pas abattre par le sort de Maître Joy. Vous savez tous qu’il portait son mal depuis déjà bien longtemps, Que le souvenir de son courage vous donne la force nécessaire pour aller glorifier sa mémoire ».
La mer est grosse. Les chaloupes se séparent rapidement afin d’éviter un abordage. Les hommes plient sous l’effort pour contrer les vagues qui poussent les coques l’une contre l’autre en prenant soin de ne pas enchevêtrer les avirons. Il faut avancer, encore et encore. Un puissant roulis sépare bien vite les embarcations. Deux jours passent sans que les grains ne cessent, se succédant sans discontinuier. Le 12 janvier au matin. Owen Chase se rend compte que les autres baleinières ont disparu. Inutile de crier, le vent est trop fort. Il demande à l’un des hommes de se lever et tout en s’accrochant au mât, de scruter les flots à la recherche des autres esquifs. L’opération est délicate, la chaloupe tosse sans cesse, les embruns peuvent emporter l’homme. L’équilibre est difficile et fatigue intensément. Il doit être relayé fréquemment. Mais la journée passe, sans autre vision que cette succession de vagues et de panaches d’embruns. Les 5 hommes de la baleinière ont depuis longtemps perdu espoir. Mais ils scrutent tour à tour l’horizon, attendant l’ordre de cesser la veille, que Chase ne donne toujours pas. C’est seulement à la nuit tombée, qu’ils acceptent leur sort.
Sur les deux autres canots, l’ambiance est tout autant sinistre. Et comble de malheur, les vivres sont pratiquement épuisées. Englouties en une quinzaine de jours ! Pollard enrage. Mais comment peut-il en vouloir à Joy qui était chargé du rationnement ? Il est le seul fautif. Il connaissait bien l’état dans lequel était son ami. Il n’aurait jamais dû lui attribuer cette tâche.
Les jours passent, le soleil réapparait, implacable. Les grains aussi. La fatigue est telle que personne n’a la force de se révolter, continuant machinalement la nage, sans cesser mais sans force… Le 20 janvier, Hendricks crie par-dessus les flots qu’un de ses hommes vient de mourir. Il s’agit de Thomas Lawson, l’un des noirs américain. Pollard décide de conserver le cadavre. Il faut qu’il nourrisse ses hommes. Cette pratique, bien que cachée, n’est pas exceptionnelle dans le milieu. Nombre de marins connaissent des naufragés qui ont survécu en y recourant. On découpe les chairs et une répartition s’effectue entre les deux esquifs. La chair est toutefois cuite. Il n’est pas question de la dévorer telle une bête sauvage ? D’ailleurs toutes les parties du corps rappelant trop l’humain sont jetées par-dessus bord.. Et la nage reprend…Le 23 janvier, nouveau décès. Celui de Charles Shorter. Et nouvelle scène de dépeçage. La viande doit être ingurgitée aussitôt. L’ardent soleil des tropiques est impitoyable et la gâterait en quelques heures. L’hécatombe va désormais rythmer le quotidien des naufragés. Isaiah Sheppard décède le 26 puis Samuel Reed, le 28. Pollard ne possède plus que 3 hommes pour manœuvrer et Hendricks, deux. Les embarcations sont désormais les jouets de l’océan. Fatalement, sans force, les embarcations se perdent de vue au matin du 29 janvier. Chacune ne doit plus compter que sur elle-même. Chacune doit lutter pour elle-même. Chacune imaginant le pire pour les autres. Pollard sait que la baleinière d’Hendricks, sans sextant, est condamnée. Mais il refuse de la chercher. Les jours passent. Nage ou voile, chacune avance, dérive, stagne, dans l’immensité de l’océan ne sachant où elle se trouve, ne sachant si leur souffrance va cesser un jour et peu importe si le funeste doit l’emporter, ils se savent damnés.
Le pire est face à eux. Au fil des jours, les provisions s’épuisent. Pollard n’a bientôt plus aucune denrée à distribuer. Il espérait bien par de nombreuses prières que Dieu vienne à son secours, mais Dieu n’entend rien dans ce monde liquide et surtout pas des anthropophages. Pollard repousse cette idée qui sans cesse revient à son esprit. Non ! Je ne peux pas ! Mais aussitôt la pensée que la mort de l’un d’entre eux peut sauver celle des autres le convainc petit à petit qu’il est de sa responsabilité de tenter de sauver ne serait-ce qu’un unique survivant. Le 6 février, il se décide alors à suggérer l’horrible solution. Affamés et harassés sans de longues discussions les quatre rescapés décident d’un commun accord de sacrifier l’un d’entre eux par tirage au sort ainsi que celui chargé de l’effroyable besogne. Tous jurent de ne pas se dérober,. La plus courte paille est tirée par Owen Coffin. Owen Coffin, âgé seulement de 18 ans ! Que Pollard tenait à garder près de lui car il s’agissait de son propre cousin ! Pire, l’exécuteur est Charles Ramsdell, le meilleur ami d’Owen ! Tous croient devenir fous devant tant de malédictions. Charles pose une main sur les yeux d’Owen et dans le même mouvement égorge son ami. Le sang est recueillit. La chair découpée. Malgré la faim et la soif qui tenaillent le corps, aucun n’ose encore porter à la bouche ces substances encore chaudes…
L’errance n’est plus simplement physique. Les âmes semblent s’être diluées dans les vagues qui frappent encore et encore la coque et les corps. Parfois, la conscience réapparait et les marins songent alors au prochain sacrifice. Ils ne sont plus que trois. Tout est joué, pensent-ils. La fin est proche ? Victime ou bourreau, une chance sur deux… Le 11 février, l’échéance d’un nouveau tirage au sort est repoussée par un nouveau décès naturel. L’horreur aurait –elle décidé d’adoucir leur sort ? Serait-ce le présage d’un adoucissement de leur supplice ? Peu importe, les deux hommes nagent et nagent encore. Puis ils doutent. Comment peuvent-ils se sauver ? Eux qui, finalement, sont les pires de leur espèce. L’un pour avoir commandé cette sinistre campagne, le capitaine Pollard, l’autre, Ramsdell, pour avoir assassiné son meilleur ami !
Le 23 février, Ils dérivent en direction de l’île de Santa-Marias près des côtes chiliennes. Ils survivent depuis quelques jours de la moelle qu’ils sucent au fond des os, lugubres restes de leurs compagnons. Les deux hommes sont si épuisés qu’ils ont perdu connaissance. Pourtant, une ombre vient soulager les paupières de Ramsdell. Il ouvre instinctivement les yeux et aperçoit au dessus de lui des voiles. Il n’ose croire en cette vision. Il doute de sa conscience. Sont-ce les ailes d’un ange qui vient l’emporter ? Pourtant ces bruits, ces cris, ces craquements, il se met à comprendre. Et sans un mot, remue Pollard afin de le réveiller. « Regarde, un voilier… Pollard lève la tête difficilement. Il ne voit qu’un brouillard aveuglant.
- Tu es sûr ? Où ça ?
- oui, oui, c’est un voilier ! »
Le navire est venu à leur côté. Les deux hommes se lèvent alors et se mettent à crier, agitant les bras, sans retenue, toute leur force projetée dans l’appel vers l’autre, à y laisser leur vie. Leur cœur vient de redoubler d’efforts, alimentant un espoir nouveau, fou, irréel. Oui, ils ne rêvent pas. Ils ont été aperçus ! Les deux hommes se jettent dans les bras, l’un de l’autre, manquant cabaner leur canot fatigué. Est-ce possible ? Ils ne peuvent croire que leurs tourments vont cesser. Non, cela ne se peut. Ils rêvent ! C’est extravagant. Comment cela peut-il être concevable ? Et pourtant, le bateau est bien là. Son nom même est lisible sur l’étrave entre l’écubier et la civadière : le Dauphin ! « Regarde, ils mettent une chaloupe à la mer.
- Ça y est, elle déborde ! Elle s’approche !
Les deux rescapés sont aussitôt soignés. On les désaltère petit à petit, et quelques morceaux de biscuits leur sont offerts. Leurs yeux brillent dans la pénombre de la cabine où ils sont maintenant étendus. Ils n’ont plus soif, ils n’ont plus faim. La douleur émanant de tout leur corps ne les a pas empêchés de sombrer dans le sommeil. De temps à autre, un mousse verse quelques gouttes entre les lèvres crevassées. Inconsciemment, ils ingurgitent le précieux liquide.
Lorsque Pollard reprend conscience, sa première pensée est pour ses compagnons d’infortune. Que sont-ils devenus ? Certains ont peut-être survécu ? Lorsque le capitaine du Dauphin, Zimri Coffin , prévenu de son réveil, vient le rencontrer, il lui demande si d’autres naufragés ont été recueillis. Personne à bord ne sait répondre. Personne n’a connaissance que 5 jours plus tôt, le 18 février, un baleinier anglais, l’Indian, a rencontré une baleinière près de Más Afuera[1], la plus occidentale des îles de l’archipel Juan Fernandez au large de la côte du Chili. A son bord, Owen Chase et deux de ses compagnons, Lawrence et Nickerson. Il manque à leurs côtés Richard Peterson, décédé le 18 janvier et dont le corps fut jeté à la mer. Manque, Isaac Cole, devenu fou, il périra le 8 février. Ses membres furent sectionnés afin de les conserver pour s’en nourrir. Confrontés à cette horrible façon de survivre, ils en discutèrent longuement avant de se décider. Au contraire de l’équipage de Pollard, ils refusèrent d’en venir à commettre un meurtre pour se nourrir. Mais tous acceptèrent le principe d’offrir leur corps à leurs compagnons survivants en cas de décès naturel. Mais comme le relate Nickerson « Dieu décida qu'il en fut autrement et offrit son bras protecteur et arracha les trois survivants aux griffes de la mort ».
Owen Chase
Quant à la troisième baleinière, celle commandée par Hendricks, elle fut retrouvée quelques années plus tard échouée sur une plage de l’atoll Ducie. A son bord, les squelettes de ses passagers.
Restaient les matelots Thomas Chappel, Seth Weeks et William Wright, qui avaient préféré rester sur l’île. Ils furent secourus le 9 avril 1821 par le Surry. Il avait appareillé de Valparaiso pour retourner à son port d’attache, Sidney, lorsque cette odyssée dramatique fut connue. Chargé de tenter de retrouver ces hommes, son capitaine avait accepté de faire escale aux îles Pitcairn.
Un an plus tard, Owen Chase publiait le récit de cette aventure dramatique. C’est ce récit qui inspirera Hermann Melville pour écrire son chef d’œuvre Moby Dick.
Une seconde version, jusque là inconnue, avait été écrite par le mousse Thomas Nickerson en 1880. Elle ne fut découverte qu’en décembre 1960 par Ann W. Finch dans son grenier à Hamden, Connecticut, qui en fit don à l'Association historique de Nantucket. Ce récit, de 80 pages manuscrites, a été authentifié par Edouard Stackpole, historien et spécialiste de la chasse à la baleine et conservateur du Musée de l'Association Peter Foulger, puis publié en 1984 par cette association.
Un livre (que je n’ai pas lu) a été tiré de cette histoire par Nathaniel Philbrick : In the Heart of the Sea: The Tragedy of the Whaleship Essex, » qui fut édité en mai 2000 par Viking. Il a été traduit aux Editions Lattès sous le titre « «La véritable histoire de Moby Dick », puis repris au Livre de poche.
La BBC est en train de tourner un film semble-t-il tiré du texte de Thomas Nickerson.
Et pour terminer, cette histoire aurait-elle été tournée en catharsis dans la chanson « Il était un petit navire » ou le pauvre mousse tiré au sort voit sa prière exaucée ?
Au même instant un grand miracle,
Pour l'enfant fut-fut-fut réalisé,
Ohé ! Ohé !
Des p'tits poissons dans le navire,
Sautèrent par-par-par et par milliers,
Ohé ! Ohé !
On les prit, on les mit à frire,
Le jeune mou-mou-mousse fut sauvé,
Ohé ! Ohé !
Si cette histoire vous amuse,
Nous allons la-la-la recommencer,
Ohé ! Ohé !
[1] Cette île est plus connue sous son nom patronyme, l’île Alexandre Selkirk, sur lequel survécu l’homme qui inspira à Daniel Defoe en 1719, le roman Robinson Crusoé.